À bien y penser, la simplicité n’est finalement pas si simple à définir. Elle peut en effet revêtir plusieurs formes, avoir plusieurs causes, et jouer sur plusieurs plans. Elle peut même favoriser l’atteinte des hauteurs les plus vertigineuses de la pensée.
Pour beaucoup, la simplicité est synonyme de dénuement et de pauvreté, sinon de médiocrité, comme chez les simples d’esprit. Pour d’autres, elle évoque la candeur, la fraîcheur et la pureté de forme ou de style. D’autres encore vous parleront de simplicité volontaire, un concept associé au minimalisme qui vise à réduire sa consommation et son impact sur l’environnement.
Cette dernière forme de simplicité est sans doute celle qui se rapproche le plus de ce que les Védas appellent «vivre simplement» (sādā jīvana), mais elle ne s’en approche tout de même que partiellement. Sans compter qu’elle est motivée par des intérêts essentiellement socioéconomiques à forte teneur écologique, et non par une quelconque quête d’approfondissement de soi.
Cela dit, il ne fait aucun doute que la simplicité volontaire comporte son lot de bienfaits. Elle peut notamment contribuer à réduire le stress et la tension artérielle tout en améliorant la qualité du sommeil et la santé en général. Nombre d’études l’ont démontré. Mais elle peut aussi engendrer de l’écoanxiété, et même conduire au fanatisme, certains adeptes ne pouvant s’empêcher de chercher à convertir les autres à leur cause et de critiquer vertement, sinon violemment ceux qui s’y refusent. Le cas échéant, loin de se simplifier la vie, ils se la compliquent, et compliquent par le fait même celle des autres.
La règle d’or
Les Védas conçoivent une vie simple de façon plus prosaïque. La règle d’or consiste à se satisfaire de ce que l’on a et de ce que l’on peut obtenir sans avoir à fournir d’efforts excessifs, sans s’affliger de ce que l’on n’a pas et sans convoiter les atouts et les acquis d’autrui.
«Une personne éclairée ne fournit d’efforts que pour obtenir les biens nécessaires à sa subsistance pendant son séjour dans le monde des choses qui n’ont d’existence que de nom.»
Shrimad-Bhagavatam, 2.2.3
Pourquoi? Parce que la vie humaine n’est pas faite pour gaspiller tout son temps et toutes ses énergies à chasser mille et un biens et plaisirs éphémères. Elle est conçue pour nous offrir la chance de nous réaliser pleinement. De comprendre qui nous sommes, d’où provient tout ce qui nous entoure, et quel est notre rapport au monde, aux êtres et à leur source, à la cause ultime de tout ce qui est. Chaque seconde compte, et les années passent plus vite qu’on a le temps de les voir filer avant d’être au seuil du grand départ.
Si je ne me préoccupe que de rechercher toujours plus que ce que la vie met gracieusement à ma disposition, sans prendre au quotidien la peine de m’interroger sur le sens profond de ma vie, sur ma place dans l’univers et sur ma finalité, je gaspille proprement l’intelligence que me confère la forme humaine, et qu’aucune autre espèce ne possède.
D’où l’idée de vivre simplement (sādā jīvana), pour avoir l’esprit libre de penser hautement (outcha vitchāra).
La liberté d’être
Vivre simplement, ce n’est pas se priver artificiellement de quoi que ce soit. Ce n’est pas non plus s’empêcher de profiter pleinement de tout ce que la vie peut nous offrir. Il ne s’agit ni de se retirer dans une forêt pour y vivre en ermite, ni de s’isoler au sommet d’une montagne pour s’y livrer à je ne sais quelle ascèse. Il s’agit tout bonnement d’apprendre à se concentrer sur l’essentiel. Et l’essentiel transcende toutes choses temporaires qui se trouvent en ce monde et tout que l’on peut vivre en ce monde. L’essentiel ne se trouve pas à l’extérieur, dans le monde des apparences, mais à l’intérieur, dans l’univers de l’âme éternelle.
Nul ne saurait penser hautement, donc « autrement », sans libérer son esprit des mille et un tracas qu’engendre la poursuite sans fin de la richesse, de la beauté, du savoir, de la renommée ou du pouvoir. Mais vivre simplement n’est pas pour autant une fin en soi. C’est seulement la condition préalable à la liberté d’élever ses pensées au-delà du monde du paraître et de cultiver la science de l’être, infime parcelle spirituelle du Bienheureux foncièrement avide de renouer contact avec lui.
Autrement dit, dans le cadre de la pensée védique, un mode de vie simple et sain est indissociable de la quête de soi, de la reconnaissance du Suprême, source et maintien de tout ce qui existe, et de la poursuite du véritable but de l’existence, qui est de rétablir notre lien avec l’Infiniment fascinant en apprenant à le servir avec amour par nos paroles, nos gestes et nos pensées.
Un choc de culture
Plus une personne cultive les hautes pensées dont il est ici question, plus elle en retire une satisfaction profonde. Autrement dit, elle apprend graduellement à puiser sa satisfaction à l’intérieur d’elle-même plutôt que dans les mille et une distractions du monde extérieur. Elle focalise ainsi de plus en plus sur la nature réelle des êtres et des choses plutôt que sur leur apparence trompeuse et changeante.
Vivre simplement et penser hautement a carrément le pouvoir de révolutionner nos vies. En nous amenant à voir au-delà du voile d’illusions que le monde des noms et des formes fait danser devant nos yeux, ces deux principes conjugués provoquent un réel choc de culture qui nous pousse à devenir conscients de ce qui nous est vraiment nécessaire et de ce qui ne l’est vraiment pas.
La beauté de la chose, c’est que vivre simplement favorise de hautes pensées, et penser hautement favorise en retour une vie plus simple, de plus en plus axée sur l’essentiel. Or, comme l’essentiel est invisible pour les yeux, disait le Petit Prince, nous devons le chercher au-delà des innombrables facettes miroitantes qui sollicitent constamment nos sens, attisent nos désirs et accaparent nos énergies les plus précieuses.
Rien ne peut davantage révolutionner nos vies que d’apprendre à focaliser sur l’essentiel plutôt que sur le superflu, sur l’éternel plutôt que sur l’éphémère, sur le spirituel plutôt que sur le matériel. Que d’apprendre à servir les intérêts de l’âme pérenne parallèlement à ceux du corps périssable. Que d’apprendre à cultiver notre amour non seulement pour nos semblables mais aussi et surtout pour le Seigneur des seigneurs.
Vous aurez compris que cette forme de simplicité en dépasse toutes les autres manifestations. Elle a même le pouvoir de nous libérer de toutes nos conceptions erronées et de toutes nos aspirations factices. Il en résulte à vrai dire une joie de vivre et une paix d’esprit qui surpassent toutes les promesses de mieux-être de l’hédonisme le plus racoleur.
Vivre simplement et penser hautement – sādā jīvana, outcha vitchāra –, un état de conscience qui mérite d’être cultivé pour le plus grand bien de chacun et de tous.