Suite de la série historique consacrée à la théorie de l’invasion aryenne, échafaudée dans le but de minimiser l’importance de la culture et des textes védiques.

Voir le volet précédent.

Compte tenu des difficultés inhérentes à la datation des textes védiques pour les raisons énoncées dans le volet précédent de cette série, il convient de se pencher sur leur contenu. Plus précisément sur la fidélité de la transposition de l’oral à l’écrit en dépit des variations qu’a pu connaître l’écriture sanskrite au fil des siècles.

En étudiant le mode de transmission du savoir védique de maître à disciple, indianistes et sanskritistes ont découvert que le contenu des textes avait été préservé avec une étonnante exactitude à travers les époques. Ce mode de transmission étant clairement défini dans les textes eux-mêmes, ils en ont conclu que le savoir védique pouvait avoir été fidèlement transmis de bouche à oreille depuis fort longtemps, voire plusieurs milliers d’années, avant d’être couché sur un support physique.

Moriz Winternitz (1863-1937)

La fidélité des contenus au fil du temps s’explique en partie par le fait que les Védas sont composés sous forme de strophes ou d’aphorismes codifiés suivant des règles de métrique très précises, comme dans un sonnet ou un poème en alexandrins, par exemple. Tout élève appelé à recevoir la connaissance védique devait par ailleurs apprendre la matière par cœur, verset par verset, ligne par ligne et mot à mot, sans erreur de prononciation ou d’intonation.

Les chercheurs ont même découvert qu’un système de double vérification était en usage, en vertu duquel la matière était mémorisée de manière à pouvoir être ensuite récitée conformément à certaines règles grammaticales, puis, dans un second temps, en excluant certaines autres règles. Pour reprendre les propos de l’éminent sanskritiste Moriz Winternitz:

«Il ne fait aucun doute que cette forme de transmission orale offre une plus grande garantie de préservation de la matière première que la copie et la recopie de manuscrits.»

A History of Indian Literature, vol. 1, Delhi: Oriental Books Reprint Corp., 1927, 1972, p. 37.


De l’oral à l’écrit

Contrairement à certains textes anciens d’autres traditions, les écrits védiques n’ont accusé qu’infiniment peu de variations à travers les époques. La structure rigoureuse de l’écriture sanskrite et de la composition des versets, strophes ou aphorismes n’autorise en effet aucun changement notable sans enfreindre les règles de la métrique ou autres. Tout au plus trouve-t-on en de très rares instances un mot différent entre deux versions, par exemple, et qui n’enlève rien à la compréhension du texte. C’est ce qui explique que le savoir védique est essentiellement demeuré intact jusqu’à nos jours.

Les plus vieux manuscrits trouvés en Inde datent du premier millénaire, et les indianistes s’entendent généralement pour dire que rien n’a été écrit dans cette partie du monde avant 300 av. J.‑C. Ils se fondent en cela sur les édits de l’empereur Ashoka, qui régnait à cette époque sur la presque totalité du sous-continent indien et qui faisait inscrire ses messages à la population sur des pierres ou des colonnes.

Mais c’est sans compter tout ce qui a pu être écrit avant, puisqu’on sait que les deux principaux supports d’écriture utilisés en Inde étaient depuis fort longtemps déjà les feuilles de palmier et l’écorce de bouleau. Ces matériaux étant hautement périssables dans le climat tropical de l’Asie méridionale, les chercheurs n’ont naturellement trouvé aucun écrit antérieur à l’époque précitée. Aussi ont-ils toujours refusé d’avancer une date plus ancienne que celle de l’hypothétique invasion aryenne en ce qui concerne l’origine des Védas.

Oralité et sédentarité

Bien que l’antériorité reconnue de la tradition orale par rapport à l’écrit ne facilite pas la datation des Védas, elle éclaire un point important à l’encontre de la théorie de l’invasion aryenne de l’Inde. Comme le souligne l’indianiste grec Nicholas Kazanas, une aussi dense et riche tradition philosophique, scientifique et culturelle ne peut en effet être préservée par un peuple en constant déplacement pendant des siècles sur des milliers de kilomètres. Sans compter que les Aryens sont tenus pour avoir été plus ou moins barbares et essentiellement poussés par leur soif de conquête.

Une tradition de l’ampleur de celle dont témoigne la culture védique ne peut réalistement être préservée que par un peuple sédentaire évoluant dans un contexte suffisamment paisible pour donner le temps aux aînés de transmettre leur savoir aux jeunes générations. Un peuple aux prises avec les constants défis logistiques de sa mouvance et des épisodes répétés de combat et de destruction dans sa marche vers le sous-continent indien n’aurait pas eu ce loisir.

Kazanas ajoute qu’au-delà des recherches archéologiques et des données génétiques ou autres aujourd’hui disponibles, la preuve la plus flagrante de l’impertinence de la théorie de l’invasion aryenne tient à l’antiquité avérée du sanskrit. Antiquité qui ressort, entre autres, de sa cohérence interne et de la préservation continue de ses caractéristiques linguistiques et culturelles dans les textes à travers les siècles. Ce qui s’explique, selon lui, par l’incomparable rigueur de la tradition orale dont découlent les textes védiques; tradition d’ailleurs encore vivante de nos jours et garante de l’intégrité des textes; tradition de savoir maintenant reconnue comme largement antérieure à la vaste somme d’écrits qui la perpétuent depuis au moins 3000 ans.

À suivre…

Une solide tradition orale