Krishna livre son enseignement à Arjuna.

Le grand classique de la littérature védique qu’est la Bhagavad-gita compte 700 versets. Dans son enseignement à son ami et disciple Arjuna, et par ricochet à l’humanité tout entière, Krishna y aborde les différents aspects de la pleine réalisation de soi. Quatre versets particuliers sont toutefois tenus pour incarner l’essence de ce monument de sagesse, et ils font l’objet de cette nouvelle série.

Je vous le donne en mille. Il s’agit des versets 8 à 11 du dixième chapitre, consacré aux gloires de l’Absolu. Les deux premiers établissent la suprématie du Seigneur des seigneurs et le pouvoir transformateur du savoir qui anime ceux et celles qui en ont pleine conscience. Les deux derniers exposent la façon dont le Bienheureux échange de façon réciproque avec les âmes qui développent leur amour pour lui.

Regardons tout cela de plus près.

Après avoir fait la lumière sur nombre de vérités fondamentales et prodigué moult conseils à Arjuna au fil des neuf premiers chapitres de l’ouvrage, Krishna déclare sans détour, dans le premier de nos quatre versets clés, que tout émane de lui (mattaḥ sarvaṁ pravartate), qu’il est la source et le soutien de tout ce qui existe (ahaṁ sarvasya prabhavo), à savoir des mondes aussi bien matériel que spirituel.

La notion de soutien revêt un caractère important, car elle permet de comprendre que la création n’est pas livrée à elle-même après sa manifestation aux mains d’un obscur Dieu effacé. Le fait que le Bienheureux soutienne sa création indique qu’elle fonctionne sous sa supervision. Cela dit, il n’a pas à le faire personnellement et directement, puisque comme l’expliquent d’autres passages du texte, il confie à de nombreux dévas divers aspects de la gestion et de l’administration de l’Univers.

L’unité dans la diversité

Il ressort de notre verset que lesdits dévas émanent du Divin, tout comme les innombrables êtres vivants issus de son énergie spirituelle et les divers éléments de son énergie matérielle sur lesquels reposent la nature et ses lois. Et le fait que tout émane de lui souligne qu’il est Un, et non multiple comme le croient les polythéistes.

Le fait que tout émane du Bienheureux implique en outre que ni les dévas ni les âmes individuelles que nous sommes ne sont Dieu. Ils sont peut-être de petits dieux en ce sens qu’ils participent de sa nature spirituelle, mais ils n’en sont que des émanations infinitésimales. On peut dire qu’ils sont brahman, en ce qu’ils lui sont qualitativement égaux, mais aucun ne possède quantitativement ses qualités et attributs dans la mesure totale, parfaite et absolue où il les possède, ce qui en fait le seul et unique Brahman suprême (para-brahman).

Le Divin est donc Un, mais tout n’est pas Un pour autant, comme le croient les monistes. Nous sommes à jamais distincts de lui, tout comme les autres habitants de l’Univers et tout comme les différentes manifestations de son énergie. On le connaît certes sous différents noms et différentes formes, mais il n’en demeure pas moins Un, au-delà de la multiplicité de tout ce qui existe, comme l’explique la philosophie de l’inconcevable unité dans la diversité formulée par l’avatar Chaitanya.

Un lien privilégié

La deuxième partie de ce premier verset au fondement de l’enseignement de la Gita nous apprend que les personnes qui prennent conscience de la nature de la réalité ultime, de la Vérité absolue dans son essence suprême – telle qu’esquissée dans la première partie –, sont véritablement tenues pour sages (iti matvā budhaḥ). Et ce savoir les amène spontanément à servir et vénérer le Seigneur des seigneurs de tout leur cœur (bhajante mām bhāva-samanvitāḥ).

Que le savoir acquis par les sages les pousse à se mettre activement au service du Bienheureux, aussi bien en pensées qu’en paroles et en actes, démontre bien que la connaissance du Divin n’est pas que théorique et informative. Par ces mots, Krishna établit clairement qu’elle est profondément transformatrice.

Une métaphore peut ici nous aider à comprendre en quoi cette connaissance est transformatrice.

Songez par exemple à un orphelin qui en vient à apprendre qu’il est le fils oublié d’un richissime potentat, séparé de lui à sa naissance. Ne s’empresserait-il pas par tous les moyens de reprendre contact avec lui et de se rapprocher de lui? Dans le cas contraire, ou s’il ne pensait qu’à profiter de sa fortune, on se dirait sans doute qu’il n’a pas compris le véritable sens d’une relation père-fils.

En ce qui nous concerne, lorsque nous en venons à comprendre que nous sommes tous enfants de Dieu tout puissant en tant qu’émanations fragmentaires de sa personne, nous ne pouvons qu’aspirer à renouer notre relation éternelle avec lui dans une félicité sans bornes. Si nous ne voyons en lui que celui qui peut satisfaire nos désirs matériels et nous affranchir de nos tourments, c’est que nous ne le connaissons pas vraiment.

Une synergie inégalée

Plus encore, la sagesse qui donne de connaître la richesse de notre relation avec le Bienheureux incite spontanément à vouloir lui être agréable, à le servir affectueusement et à tout faire pour s’attirer ses faveurs, comme le fait naturellement tout enfant envers un père aimé et aimant plutôt que de chercher égoïstement à réduire son rôle à celui de pourvoyeur.

Et cette conscience grandissante a pour effet d’énergiser le cœur et l’esprit. D’harmoniser nos sentiments à un juste entendement de ce qui distingue notre réalité intérieure, spirituelle, de notre réalité extérieure, matérielle. D’équilibrer nos efforts visant à combler nos besoins et nos désirs personnels avec ceux qui visent à nous rapprocher toujours plus de notre père éternel.

Ainsi le pouvoir du savoir auquel ce verset de la Gita fait référence est-il profondément transformateur, car il procure la plus grande satisfaction non seulement intellectuelle mais aussi affective qui se puisse obtenir. Il conjugue la pleine réalisation de soi à la pleine réalisation de l’Absolu, et nous donne d’affirmer pleinement notre individualité en lien avec notre source ultime dans une synergie inégalée.

À suivre….

Un savoir transformateur