Extrait du livre Sale temps – Chroniques du Nouveau Monde de l’historien et journaliste Jean-François Nadeau.
En été, les plates-bandes des maisons nord-américaines offrent le déploiement complet de tous les ornements de jardin de la civilisation occidentale. De petits moulins en fonte. Des chevreuils en styromousse. Un couple rondelet, découpé dans du contreplaqué, puis peint pour révéler le modelé de leurs sous-vêtements à pois colorés. Des elfes aussi. Des gnomes. Des nains. Puis des croisements encore, très variés, entre ces différentes espèces bien vivantes dans certaines imaginations et qui se retrouvent plantées tout l’été à l’ombre d’une fontaine où coule une eau claire recyclée par un tuyau vert.
Sur ces parterres, on ne voit plus, comme avant, de ces gros pneus de tracteur peints puis remplis de terre pour être garnis d’arrangements floraux où dominent des saint-joseph, des œillets d’Inde et des pensées violacées. Disparues aussi les représentations de pêcheurs en plâtre et de petits dresseurs d’âne dont il était loisible de croire qu’ils sortaient d’un roman d’Agatha Christie au titre supprimé lui aussi. Exit encore ces Saintes Vierges placées en majesté au fond de vieux bains en fonte plantés dans le sol en guise de grottes bénies, au nom des profondeurs mystérieuses de la foi. Ces bains à la Vierge disparus étaient-ils l’équivalent, au Nouveau Monde, des Bouddhas des grottes de Bâmiyân détruits dans l’Afghanistan des talibans?
Plutôt que des Saintes Vierges dans des baignoires, ce sont désormais quantité de Bouddhas en plastique que l’on trouve le plus souvent sur les parterres des maisons de chez nous. L’an passé, il y avait une grande vente de ces Bouddhas à la quincaillerie à grande surface située près de chez moi, ce qui témoigne bien de cet engouement. Toute une belle rangée de Bouddhas, placée à la hauteur des yeux, sur une étagère industrielle. À l’heure où le tocsin de la sacro-sainte laïcité sonne, ce retour du religieux dans la demi-nature des plates-bandes de nos banlieues n’a-t-il pas quelque chose de paradoxal?
Bouddha désacralisé
Une Sainte Vierge était sans doute trop contraignante pour afficher sans conséquence un besoin anthropologique de croire. Elle renvoyait, malgré l’à-peu-près de ses traits grossièrement moulés, à un certain nombre de spécificités culturelles et historiques qui s’accordent mal avec une époque qui clame à tout-va la nécessité de se délester du poids du passé. En revanche, un Bouddha occidentalisé, neutralisé de ses aspects sacrés les plus ostentatoires, laïcisé pour ainsi dire, offre de la transcendance sans contrainte. Malléable à souhait au bon gré des consciences, pareil Bouddha permet de communier avec une spiritualité mondialiste qui chante la victoire de l’uniformisation accélérée des passions, tel que le promeut un néolibéralisme qui fait ainsi sa cour jusque dans les jardins.
J’ignore s’il y avait beaucoup de ces Bouddhas, encore cette année, en vente au rabais chez ce quincaillier. Je suppose que oui, mais je me suis abstenu de mettre les pieds là, sachant que tout y est désormais hors de prix, en raison de la pandémie, paraît-il. La feuille de contreplaqué se vend désormais deux fois et demie son coût habituel. J’en suis à éviter de toucher du bois de peur que quelqu’un ne soit tenté de me le facturer. En attendant, ceux qui jouissent déjà de leurs ornements de jardin taillés dans ces panneaux d’aggloméré ont au moins une raison supplémentaire d’assumer leur fierté: pour cause de pandémie, la valeur de leur aménagement se trouve décuplée…
Les Bouddhas d’ornement qui se multiplient désormais dans notre jardin commun sont devenus une sorte de signifiant vide. Comment expliquer leur succès, sinon parce qu’ils nous apparaissent propres à contenir, dans le trop-plein de notre société, le tout de nos contradictions? Cet essor d’un bouddhisme de composition, planté au milieu d’une société qui scande par ailleurs à hauts cris sa laïcité pour peu que cela ne remette pas en cause ses traditions et son identité, s’explique peut-être aussi par le fait que, dans cette version très occidentalisée d’une croyance millénaire, toutes les adaptations et les contradictions se trouvent conciliées. Le bouddhisme de jardin sacralise ainsi la consommation de nos bons sentiments autant qu’il correspond au culte de soi, pratiqué dans la même communauté d’esprit qui prédispose, depuis toujours, à cet étalage de tout et n’importe quoi sur nos parterres.