Tout le monde connaît bien sûr le dicton «Tous les chemins mènent à Rome.» Quoiqu’il ait pu avoir une résonnance significative sous le règne de César, on le voit aujourd’hui employé à toutes les sauces, notamment dans la bouche et sous la plume de ceux et celles qui cherchent à présenter tous les courants de pensée comme étant d’égale valeur. «Il n’y a pas de voie meilleure que les autres. Chacun son truc.»
Courte et étroite vision, que celle-là! Ne peuvent à vrai dire y souscrire que des personnes désireuses d’agir au gré de leurs caprices sans se soucier des conséquences. Car il suffit d’une once de bon sens pour comprendre que toutes les voies ne conduisent pas au même but, que ce soit en politique, en affaires ou en spiritualité.
La vie se compare à un vaste réseau de gares de triage. Nous avons des choix à faire à chaque instant, et chacun de nos choix nous fait monter dans un train dont la destination est différente de celle du train que nous aurions pris en faisant un tout autre choix. À destination – parfois même en cours de route –, nous sommes de nouveau confrontés au choix d’une prochaine étape, d’une prochaine gare de triage où nous aurons une fois de plus à choisir le train dans lequel nous monterons. Et c’est reparti!
Le nombre de plaques tournantes est infini, et l’ensemble du réseau est si complexe que jamais deux personnes ne font exactement les mêmes choix dans leur parcours, ni n’atteignent en fin de compte exactement la même destination. La multiplicité des choix découle du libre arbitre de chacun, et la multiplicité des destinations découle de l’infinité des possibilités qu’offre la vie en ce monde.
Une question de choix
Affirmer gratuitement que tous les chemins mènent à Rome et qu’il n’y a pas de voie meilleure que les autres revient à dire que tous les choix se valent. Ce qui est parfaitement absurde, car si tel était le cas, la notion même de choix n’aurait aucun intérêt, alors que dans les faits, nous nous interrogeons constamment sur le meilleur aiguillage à emprunter pour obtenir le meilleur résultat possible.
Nos choix sont motivés par nos besoins, nos désirs et nos aspirations. Et les voies que nous empruntons sont plus ou moins adaptées au résultat recherché selon les données dont nous disposons, selon nos expériences passées et selon nos convictions actuelles quant à la pertinence de nos décisions.
Ainsi des choix divergents produisent-ils des résultats opposés, tandis que les choix visant l’atteinte d’un même objectif empruntent des voies plus ou moins lentes ou rapides, faciles ou difficiles, et fécondes ou stériles. Nous n’avons à aucun moment de notre existence le loisir d’obtenir quoi que ce soit en faisant n’importe quoi, sans égard aux conditions et aux exigences requises pour parvenir à nos fins.
Toutes choses ne sont pas égales
En matière de spiritualité, l’impertinence du fameux dicton est sans doute plus flagrante que n’importe où ailleurs. La quête de la pleine réalisation de soi repose essentiellement sur un acte de foi. Soit la ferme conviction d’adhérer au meilleur enseignement, de suivre le meilleur guide, d’adopter la meilleure pratique…, bref de s’engager dans la bonne voie.
La foi en question relevant souvent plus d’une croyance que d’un raisonnement éclairé, beaucoup de gens éprouvent le besoin de s’assurer qu’ils sont dans le droit chemin. Ainsi proclament-ils que leur philosophie est meilleure que celle des autres; que leur discipline, leur ascèse ou leur pratique d’une quelconque forme de yoga est la plus avancée; que leur religion est la seule à donner le salut; que leur Dieu est le seul vrai Dieu. Aucun de ces fidèles, adeptes et disciples n’irait jamais dire que tous les chemins mènent à Rome!
Est-ce à dire pour autant qu’ils sont tous dans l’erreur? Oui et non. Ils ont vraisemblablement raison de croire que la voie qu’ils empruntent est la bonne pour eux, selon leur niveau de conscience et leur degré d’évolution. Mais ils ont très certainement tort de croire que toutes les autres voies sont inférieures à la leur, voire sans valeur, et que ceux qui les suivent font fausse route, ou courent carrément à leur perte, car ces derniers empruntent eux aussi la voie la plus appropriée pour eux.
Qu’en dit le chef de gare?
À son ami et disciple Arjuna, on ne peut plus perplexe quant à la meilleure voie à suivre pour résoudre son dilemme à la veille de la grande bataille de Kouroukshétra, Krishna explique, dans la Bhagavad-gita, que le sacrifice motivé par l’obtention du savoir absolu est supérieur au sacrifice motivé par des gains matériels. Et que bien que la méditation sur le Suprême soit supérieure à la quête de la connaissance, le renoncement aux fruits des actes est plus élevé encore, car il confère la paix d’esprit.
Conscient de ce que chacun progresse à son rythme et que tout le monde n’en est pas au même point, ni n’a les mêmes acquis ou les mêmes capacités, Krishna résume son propos comme suit:
«Fixe simplement ton mental sur le Suprême, et y concentre toute ton intelligence. Si tu n’y parviens pas, observe les principes de la bhakti de sorte à acquérir le désir d’atteindre le Suprême. Si tu ne peux toutefois observer ces principes, efforce-toi d’œuvrer à mon service, car tu peux ainsi atteindre la perfection. Mais si tu ne peux non plus agir dans cette conscience, essaie de renoncer aux fruits de tes actes et de t’établir dans le soi. Enfin, si tu ne peux même adhérer à cette pratique, cultive au moins la connaissance du soi et de l’Absolu.»
Bhagavad-gita 12.8-12
Fait intéressant, Krishna ne préconise pas une religion ou une école de pensée par opposition à d’autres. Il énonce une hiérarchie de valeurs et de principes de vie d’application universelle. En bon chef de gare, il oriente les usagers du vaste réseau d’aiguillages vers leurs escales respectives en route vers la destination ultime. Il ne lui viendrait jamais à l’esprit de leur faire croire que tous les trains vont à Rome!