Cette nouvelle série a pour nom le titre d’un article de Jean-Claude Émériau paru dans l’édition de juin 2024 de la revue philosophique Matières à penser (no31), publiée par les éditions du Cosmogone (Lyon). J’en reproduis ici en cinq volets le texte intégral, adapté au format de ce blogue, avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

«La parole, sublime et divin phénomène,
Mystère où dans un son s’incarne une âme humaine,
Ne fut ravie à l’ange et prêtée à nos sens
Que pour incarner Dieu dans de mortels accents.»

Alphonse de Lamartine, La Chute d’un Ange – huitième vision, fragment du livre primitif, 1838

Le mystère se situe souvent quelque part entre la réalité tangible qui nous entoure et une réalité plus subtile, quasi impossible à discerner à l’aide de nos cinq sens. Pour un magicien averti, il n’y a aucun mystère dans les effets d’illusion qu’il est capable de produire devant son public, mais pour ce public non averti, que de mystères inexplicables!

La plupart des cultures du monde ont leur part de mystères, plus ou moins explicables, plus ou moins déchiffrables; mais certaines vont plus loin que d’autres dans l’interprétation de ces phénomènes subtils si difficiles à appréhender par l’intellect humain. Il est passionnant de pouvoir comparer ces interprétations quand elles ont tendance à se rejoindre dans des cultures très éloignées les unes des autres, dans le temps aussi bien que dans l’espace.

Je vous invite tout d’abord à plonger dans l’extraordinaire, loin de nos préoccupations contemporaines.

Dilatation temporelle

Un auteur chinois, Tu Kuang t’ing, qui a vécu entre l’an 850 et 933, parle dans un livre que l’on pourrait traduire par «Grottes célestes et terres de bonheur dans de formidables montagnes» de dix grandes grottes célestes et trente-six plus petites, localisées dans une région montagneuse de Chine. Il y relate l’expérience d’un homme s’y étant aventuré:

«Après avoir marché une vingtaine de kilomètres, il emprunte un passage dans la montagne et se trouve au milieu d’une terre magnifique ornée de fleurs parfumées, avec un ciel très clair légèrement bleuté parcouru de nuages rosacés, des bosquets touffus de saules, des tours de couleur vermillon, des pavillons de jade rouge et des contours de palais se dessinant dans le lointain. Un groupe de femmes sensuelles et séduisantes l’abordent et l’emmènent dans une maison de jaspe où elles lui jouent une musique envoûtante tandis qu’il boit un élixir couleur de rubis et un nectar couleur de jade. Alors qu’il est sur le point de se laisser aller à des plaisirs charnels, il se souvient de sa famille et s’enfuit, revenant au passage qu’il avait emprunté. Guidé par une lumière étrange qui danse devant lui, il sort peu à peu de cette caverne immense et se retrouve dans le monde qu’il avait quitté. Mais de retour dans son village, il ne reconnaît personne. Arrivé à sa maison, il se trouve face à la neuvième génération de ses propres descendants. Ces derniers lui racontent qu’un de leurs ancêtres a disparu dans une grotte il y a plus de trois cents ans et n’a plus jamais été revu.» (Extrait du livre The Report Concerning the Cave Heavens and Lands of Happiness in Famous Mountains de Tu Kuang t’ing, Kafton-Minkel, 1989.)

Cette histoire pourrait sembler sortir d’un très bon roman d’anticipation, mais elle attire notre attention sur un point que l’on retrouve singulièrement presque à l’identique dans les écrits anciens de l’Inde. Il s’agit du phénomène de dilatation du temps, appelé aussi faille temporelle.

Le Shrimad-Bhagavatam, par exemple, raconte l’histoire du roi Kakoudmi et de sa fille Révati dans le troisième chapitre du Chant 9. Constatant qu’il ne trouvait aucun parti décent pour sa fille, ce roi, fort de ses sévères ascèses, décida de l’emmener avec lui voir Brahma sur la planète Brahmaloka, où passion, vertu et ignorance brillent par leur absence, afin de lui trouver un époux.

Brahma étant occupé à écouter un concert de Gandharvas, Kakoudmi dut attendre avant de le rencontrer. Quand enfin Brahma prêta attention à la requête du roi, il éclata de rire:

«Puisque tu viens de la Terre, je ne peux t’aider à marier ta fille qu’avec un humain; mais tous ceux qui auraient pu faire de bons époux pour elle sont déjà morts depuis longtemps. Vingt-sept cycles de quatre âges (catour-yougas) se sont succédé depuis que tu es parti. Retourne donc sur Terre où l’émanation divine de Balaram est actuellement présente, et offre lui la main de Révati.»

«Un jour de Brahma équivaut à mille âges des humains, et autant sa nuit.»

Bhagavad-gita 8.17

Le roi Kakoudmi et sa fille regagnent alors leur palais, qu’ils trouvent vide et abandonné, déserté par les membres de leur famille et leurs descendants qui se sont enfuis de tous côtés devant des envahisseurs Yakshas.

Nous sommes là dans une culture indienne très différente de celle de ses puissants voisins chinois, mais ils ont pourtant des récits très similaires face à un même phénomène, celui de la dilatation du temps. Ces deux civilisations ont d’ailleurs énormément de symboles en commun. Pour n’en citer qu’un exemple, prenons le nombre 108. Les Chinois considèrent que les 36 grottes célestes ajoutées aux 72 paradis constituent les 108 influences principales de l’univers extérieur des 3000 mondes – influences qui sont craintes de tous. Quant aux brahmanes de l’Inde ancienne, ils vénèrent les 108 déesses invitées à danser avec l’Être suprême, Shri Krishna, dans un tourbillon de prouesses artistiques qui ne sont pas de ce monde.

À suivre…

Mystères et transcendance