Eugénie Bastié

Depuis l’aube des temps, les Védas décrivent le culte du moi (ahankara en sanskrit) comme la source de tous nos maux, aussi bien individuels que collectifs. Les manifestations de l’égotisme sont innombrables, puisqu’il y en a autant que d’individus. Il arrive cependant, au gré des époques et des cultures, qu’elles s’agglomèrent et se cristallisent sous forme de courants idéologiques, comme le libéralisme, le conservatisme, le socialisme ou le communisme. Aujourd’hui, la mode est à l’individualisme, au wokisme et à l’absolutisme.

Aucune vérité universelle n’est plus admise. Aucune valeur commune ne sous-tend plus nos raisonnements, non plus que nos choix de société. Chacun se fabrique sa propre vérité et n’a pour valeurs que celles qui correspondent à ce qu’il ressent. Toute opinion divergente est de facto considérée comme une offense et une agression à son intégrité propre. C’est ce que la journaliste et essayiste Eugénie Bastié appelle, comme l’indique le titre de son nouveau livre, «la dictature des ressentis» (Plon, 2023).

«Notre civilisation reposait sur la raison, l’écrit, la lenteur, la longueur et la capacité d’abstraction. La nouvelle civilisation numérique repose sur l’émotion, l’image, la vitesse, l’extrait et le témoignage de type « moi je… ». Chacun se replie sur son moi et sa tribu.»

Et d’ajouter que c’est précisément sur cette nouvelle forme de dictature que repose l’idéologie woke: seul compte ce que je ressens comme bien ou mal, comme vrai ou faux, comme acceptable ou condamnable, de même que ce qui m’apparaît comme une source de plaisir ou de souffrance. «Si tu n’es pas d’accord avec moi, tu me heurtes; on ne peut donc pas avoir de conversation.» Chacun est dans sa bulle de sens, dans son silo de valeurs. Aucun échange n’est possible sur le bien-fondé ou non des idées.

Moi intime et moi collectif

Le culte du moi, c’est aussi le culte de l’opinion publique, de ce populisme qui déferle comme un tsunami sur toutes les scènes – politique, économique, sociale et culturelle. Une chaîne de commerces alimentaires et pharmaceutiques a même rebaptisé son programme de fidélité «Moi»!

S’il vous arrive d’écouter un bulletin de nouvelles, vous ne pouvez pas ne pas avoir remarqué que plutôt de livrer une analyse objective des tenants et des aboutissants de l’actualité, on nous présente courtement une situation de fait pour aussitôt passer le micro à l’homme et à la femme de la rue afin de leur demander à brûle-pourpoint ce qu’ils en pensent et comment ils se sentent par rapport à ça. Car monsieur et madame Tout-le-monde ont une opinion sur tout, et ils brûlent de la partager. Ça ne nous apprend rien, ça ne nous incite pas à réfléchir plus profondément à la question, mais ça meuble du temps d’antenne et ça évite de trop se casser la tête pour faire œuvre vraiment utile.

Il n’y a d’ailleurs plus de médias phares auxquels chacun pouvait se référer. La tarte a été découpée en mille morceaux, et chacun choisit son média et sa source d’information en fonction de ce qui le conforte dans sa propre pensée. Les notions de principes communs, d’objectivité, de droits et de responsabilités en viennent à être perçues comme contraignantes et malvenues, alors que la démocratie repose fondamentalement, d’abord et avant tout, sur la raison, par-delà les émotions et le ressenti.

Ce qui en amène plus d’un à évoquer le spectre de l’idiocratie pour qualifier le courant de pensée à la mode avec son cortège de mensonges éhontés utilisés à des fins de propagande; de monuments du passé détruits sous prétexte qu’ils choquent notre vision actuelle du monde; d’œuvres et de talents d’exception mis à l’index en raison d’un quelconque travers de leurs auteurs; de mots bannis par centaines des écoles, des universités, des assemblées politiques et des médias de masse parce qu’ils risquent de blesser certaines sensibilités. Le puritanisme du 19e siècle fait figure d’enfantillage à côté de la vague de susceptibilités, d’intolérances et de jugements par décrets qui balaie nos sociétés actuelles.

Quand vient le temps de remettre le moi à sa place

Les censeurs n’ont-ils pas l’intelligence et l’honnêteté de reconnaître que le mal ne réside pas dans les mots, mais dans l’usage qu’on en fait. Que la qualité d’une œuvre ou la grandeur d’un talent est indépendante des faits et méfaits personnels de leur auteur. Que les figures du passé n’épousaient manifestement pas les même idéologies que nous, mais qu’elles n’en ont pas moins façonné notre histoire, une histoire dont nous avons mille leçons à tirer.

Le culte du moi pousse à vouloir être le centre du monde, le centre d’attention, le centre d’attraction et le centre d’action. Le hic – et c’est un gros hic –, c’est que ce moi, cet ego, n’est pas notre vrai moi. Il s’agit du moi que nous nous fabriquons en nous identifiant à notre enveloppe charnelle, et qui n’a rien à voir avec notre identité réelle, spirituelle et éternelle. Il s’agit d’un moi strictement préoccupé de besoins et de désirs sensoriels, émotionnels et intellectuels, sans lien aucun avec l’âme spirituelle que je suis et qui passe d’un corps à un autre au fil de mes vies conditionnées par une conception matérielle de l’existence.

«L’être égaré par le faux ego croit être l’auteur d’actions qui, en réalité, résultent des influences maîtresses de l’énergie matérielle.»

Bhagavad-gita 3.27

«Désirs et aversions, joies et peines, croyances et convictions résultent de l’interaction des sens et du mental avec les innombrables objets des sens qu’offre la nature.»

Bhagavad-gita 13.7

«Aveuglé par le faux ego, la puissance, l’orgueil, la concupiscence et la colère, l’être perd conscience de sa nature spirituelle et renie son lien avec l’Absolu.»

Bhagavad-gita 16.18

La réalité déborde largement du cadre binaire ou dominent le noir et le blanc des wokes plus purs que purs. Et la vérité dépasse largement les dimensions restreintes de notre petit moi. La spiritualité relève d’une vaste science dont je ne peux naturellement effleurer ici qu’un minuscule aperçu.

La bonne nouvelle, c’est que tout un chacun a la capacité de s’élever au-dessus de la mêlée plutôt que de continuer à en faire les frais comme une impuissante victime. Je vous laisse donc sur ces sages paroles de la Bhagavad-gita, qui éclairent nos choix en nous donnant l’heure juste:

«En cultivant la conscience divine, tu franchiras, par la grâce du Tout-puissant, tous les obstacles de l’existence en ce monde. Si toutefois tu y restes sourd et aveugle, et agis sous l’empire du faux ego plutôt que dans une telle conscience, tu te perdras toi-même.»

Bhagavad-gita 18.58
Moi, moi, moi