Filet - Catégorie - Il était une fois
Illustration de Stefan Keller

Yadou Maharaja, le père de l’illustre dynastie Yadou, rencontra un jour sur ses terres un jeune homme pour le moins étonnant. Il émanait de lui une aura de simplicité, de sagesse, de pureté, de détachement et de joie rayonnante, si bien que malgré son jeune âge, il ne pouvait s’agir que d’une âme réalisée. Le roi, qui était lui-même versé dans la science spirituelle, l’interpella donc dans l’espoir d’en apprendre davantage sur lui.

Après l’avoir observé un certain temps, le roi Yadou dit au jeune voyageur:

— Je constate que tu ne t’adonnes à aucune activité rituelle, que tu ne pratiques aucune discipline particulière, que tu agis comme une personne ayant acquis une profonde connaissance des êtres et du monde, et que tu vas librement tel un enfant, sans aucune inquiétude ou préoccupation. D’où tiens-tu cette tranquillité d’esprit et cette vision imperturbable de tout ce qui t’entoure?

Les gens s’emploient généralement à cultiver la piété et la vertu, à poursuivre la richesse, à combler leurs désirs de jouissance sensorielle ou à s’enquérir de l’âme et de l’au-delà, le plus souvent dans un but intéressé, qu’il s’agisse d’accroître leur longévité, leur prestige ou leur pouvoir.

Et ceux qui cherchent sérieusement à surmonter les vicissitudes de l’existence matérielle et à s’établir dans la transcendance pratiquent normalement une forme ou une autre de yoga sous la gouverne des Écritures révélées et la direction d’un maître spirituel qualifié.

Tu ne sembles toutefois engagé dans aucune de ces voies, et pourtant, tu m’apparais comme une personne à l’abri de tout, que rien ne saurait perturber et que rien ne trouble. Tu es libre comme l’air et manifestement porté par une profonde extase. Aie la bonté de me dire ton secret.

Un parcours atypique

Touché par le respect et la sincérité du roi, le jeune voyageur lui répondit:

— Très cher souverain, sache que j’ai employé l’intelligence qui m’a été donnée pour me laisser guider par de nombreux gourous, et que j’en ai tiré un entendement libérateur qui m’a permis de réaliser pleinement ma véritable nature spirituelle et mon lien éternel avec l’Être suprême.

• J’ai appris de la terre à tolérer les assauts de mes agresseurs, les sachant impuissants à contrôler leurs impulsions. Qu’on l’éventre pour en extraire les richesses, qu’on rase ses forêts luxuriantes par appât du gain ou qu’on la baigne du sang des soldats qui s’affrontent dans leur soif de se l’approprier, la terre continue de nourrir tous les êtres, et je reste de même impassible face à l’adversité.

• J’ai appris des montagnes à me donner sans compter au service d’autrui. Les plus hauts sommets déversent sans cesse d’inestimables quantités d’eau pure sous forme de torrents, de cascades et de rivières qui soutiennent la vie d’innombrables êtres. Je ne peux quant à moi que chercher à faire le bonheur de tous ceux que je croise.

• J’ai appris de l’arbre la générosité sans bornes, que ce soit par les fleurs, les fruits ou l’ombre qu’il prodigue. Même mort, il fournit le bois nécessaire pour se chauffer et se bâtir. Puissé-je me montrer aussi magnanime que lui envers tous les êtres.

• J’ai appris du vent, qui jamais ne se mêle aux odeurs, aux fumées et aux substances qu’il transporte, à ne pas laisser les effluves des objets de plaisir sensoriel envahir ma conscience. Satisfait de ce que la vie me procure sans efforts indus, je reste en paix avec moi-même.

• J’ai appris de l’éther – l’espace – qui tout pénètre et sur quoi tout repose, qu’il en est de même de l’Âme suprême, une et indivisible tout en étant présente dans le cœur de chaque être et jusque dans l’atome. Et qu’il en est aussi de même de l’âme spirituelle qui anime le corps matériel de tous les êtres vivants sans être altérée par les changements que subit leur corps.

• J’ai appris des cours d’eau qu’une sage et sainte personne doit nourrir et rafraîchir ses semblables d’un flot de paroles douces et limpides. L’eau pure a un effet purificateur sur qui la touche, et l’on doit de même purifier sa conscience pour apaiser le mental et les sens d’autrui.

• J’ai appris du feu à brûler les pensées et les désirs qui rongent mon cœur et obscurcissent ma vision du soi. Aucune souillure ni contamination ne résiste au pouvoir du feu, si bien que je ne cesse d’alimenter le feu de mon lien éternel avec le Divin par l’écoute et le chant de ses noms et de ses gloires.

• J’ai appris de la lune, dont jamais la nature ne change bien qu’elle semble tantôt croissante et tantôt décroissante, qu’il en est de même de l’âme incarnée, dont jamais l’identité spirituelle n’est remise en question au fil des transformations du corps entre la naissance et la mort, non plus que lorsqu’elle passe d’un corps à un autre.

• J’ai appris du soleil, qui évapore d’immensurables quantités d’eau et qui les rend ensuite à la terre sous forme de pluies, que l’on peut accueillir tous les biens dont la vie nous fait don pour ensuite les employer au service du Divin, et par le fait même au bénéfice de l’humanité tout entière.

• J’ai appris du pigeon à ne nourrir d’attachement excessif ou malsain pour rien ni personne. Un couple de pigeons douillettement installé dans un arbre se dépensait sans compter l’un pour l’autre. S’étant découvert de nombreuses affinités, ils étaient liés l’un à l’autre par une tendre affection et se cajolaient mutuellement comme si la vie était sans lendemain. Lorsqu’ils eurent une première nichée, c’est avec bonheur et abandon qu’ils prirent soin de leurs petits, trop heureux d’admirer leurs corps fragiles et d’entendre leurs gazouillis.

Soucieux de nourrir leurs oisillons de plus en plus voraces, père et mère allèrent quérir des provisions dans la forêt. Or, voilà que pendant leur absence, un chasseur qui d’aventure passait par là entendit le roucoulement des pigeonneaux et entreprit aussitôt de les capturer dans son filet.

Sur les entrefaites, les parents de retour au nid aperçurent leurs petits prisonniers du chasseur. N’écoutant que son attachement pour eux, la mère se rua sans réfléchir sur le filet dans l’espoir de les sauver, mais se trouva elle-même empêtrée dans ses mailles. Impuissant devant ce spectacle insoutenable, le mâle fondit en lamentations et perdit tous ses moyens, si bien que le chasseur profita de son égarement pour le capturer aussi.

Témoin de la scène, j’ai pris conscience du danger qu’il y a à mener une vie entièrement axée sur la quête de plaisirs d’ordre matériel. Bien qu’il soit légitime de remplir ses devoirs familiaux et de jouir des avantages qu’elle procure, il importe de poursuivre à travers toutes ses activités le but ultime de l’existence, qui est de réaliser son identité spirituelle et de raviver activement sa relation éternelle avec le Seigneur des seigneurs, faute de quoi tout ce pour quoi l’on a vécu peut s’évanouir en un instant par la force de la destinée et du temps qui s’écoule inexorablement.

À suivre…

Maîtres du monde