Je vous présente aujourd’hui la traduction d’un article paru le 15 novembre 1966 dans The East Village Other, un journal underground de New York à large diffusion à l’époque. Le journaliste Peter Leggieri y relate avec humour et candeur les débuts épiques du mouvement culturel et spirituel fondé par A. C. Bhaktivedanta Swami, mouvement qui allait bientôt révolutionner la contre-culture et déferler comme un raz-de-marée sur tous les continents.
Un jour, une bande de théologiens s’attaqua à un pauvre vieillard au fond d’une église obscure et le laissa pour mort après lui avoir défoncé le crâne. Le lendemain matin, les journaux publiaient à qui mieux mieux de longues nécrologies claironnant que la dépouille mortelle était celle de nul autre que le regretté et bien-aimé Dieu. Certains doutaient cependant de la véracité des faits, si bien qu’ils se rendirent au cimetière pour exhumer le corps en douce. À leur grand soulagement, ils découvrirent qu’il y avait eu erreur sur la personne: il ne s’agissait pas du corps de Dieu, mais de celui de son agent de relations publiques – la religion organisée.
La bonne nouvelle se répandit aussitôt de par le vaste monde. «DIEU EST VIVANT» fut bientôt sur toutes les lèvres au sein des palais épiscopaux et présidentiels, les politiciens s’empressant de Le promettre à nouveau aux pauvres de la Terre. Au Vatican, le Concile qui se remettait tout juste de la mort du Christ eut un soupir de soulagement. Prêtres et ministres révoquèrent leur démission. Quelqu’un déclencha une guerre. Tout allait une fois de plus aller comme sur des roulettes.
Mais au fait, où était Dieu? Personne n’arrivait à mettre la main dessus. On pourchassa une rumeur jusqu’en Argentine, mais pour n’y trouver que six rescapés de Dachau vendant des Thoras dans un village de la jungle. Le New York Times publia une pleine page offrant une récompense pour toute information menant à la découverte des allées et venues de Dieu, signée de la main de Martin Luther King et du président Ronald Reagan en personne. Mais personne ne se manifesta. Les gens commencèrent à s’inquiéter et à se demander si, finalement, Dieu ne se trouvait pas dans un carré de sucre imbibé de LSD, ou, plus couramment, dans la sacro-sainte cigarette.
Pendant ce temps…
Pendant ce temps, un septuagénaire débarquait dans l’East Village de New York, fin prêt à prouver au monde entier qu’il savait où trouver Dieu. Il fallut à peine trois mois à cet homme – A. C. Bhaktivedanta Swami – pour convaincre l’auditoire le plus improbable qui soit – bohèmes, drogués, hippies et autres marginaux – qu’il connaissait la voie qui mène à Dieu: «Décrochez, chantez et branchez-vous!» Cette nouvelle variété de saint homme, n’en déplaise à Timothy Leary, prône une forme d’expansion de la conscience plus douce que l’acide, plus économique que le cannabis, et sans risque de se faire épingler par les flics. Comment une telle chose est-elle possible? «Grâce à Krishna», répond le Swami.
Les plus cyniques des New-Yorkais en trouveront la preuve vivante, on ne peut plus visible et tangible, au 26 Second Avenue (entre 1st Street et 2nd Street) n’importe quel lundi, mercredi ou vendredi entre 19 h et 21 h, quand le son des voix, des cymbales, des tambours, des cloches, de l’harmonium et des entrailles d’un vieux piano flottent comme de l’encens sur les bas-fonds de l’East Village. Un coup d’œil à travers la vitrine en devanture permet d’apercevoir le Swami assis sur son estrade, entouré d’une trentaine de jeunes disciples pieds nus chantant et dansant, psalmodiant des mantras ou écoutant ses exposés sur la Gita, le plus important texte sacré de l’Inde, riche des enseignements livrés il y a 5000 ans par Shri Krishna, manifestation personnelle de Dieu. Assis jambes croisées dans ses robes couleur d’or, le Swami au teint basané explique à l’assemblée d’une voix douce que «Krishna est tout». Et d’ajouter:
«S’étale sous nos yeux sa maya, son énergie illusoire, dont est constitué l’univers matériel tout entier. Krishna, lui, se trouve au-delà. C’est lui qui soutient tout. L’univers matériel s’avère toutefois un nid de souffrances. Retournons donc auprès de Krishna en sa demeure, dans le monde spirituel. Seul son royaume est éternel.»
Parmi les nouveaux disciples du Swami, dont le poète Allen Ginsberg, nombreux sont ceux qui estiment que la plus importante contribution du maître est le kirtana, une forme de méditation qui favorise l’expansion de la conscience. La particularité de cette pratique tient au chant rythmique et envoûtant de 16 mots (Haré Krishna, Haré Krishna, Krishna Krishna, Haré Haré / Haré Râma, Haré Râma, Râma Râma, Haré Haré) répétés pendant des heures en tapant des mains, en jouant des cymbales ou en faisant sonner des cloches, pour ne citer que ces accompagnements.
«Le kirtana, de dire le Swami, est aussi naturel que le cri d’un enfant appelant sa mère. Il s’agit d’une forme de méditation qui implique le corps et l’esprit à travers les sens. Il permet de sentir la présence de Dieu et d’implorer son secours.»
Un disciple nous confie:
— J’ai commencé à chanter pour moi-même en marchant dans la rue, comme le recommande le Swami: Haré Krishna, Haré Krishna, Krishna Krishna, Haré Haré / Haré Râma, Haré Râma, Râma Râma, Haré Haré. À force de répéter le mantra, tout devient soudainement plus beau autour de moi – les enfants, les personnes âgées, les femmes… même les rejets de la société… que dire des arbres et des fleurs! C’est comme si j’avais pris une douzaine de doses de LSD, mais avec une énorme différence: il n’y a pas de down après. Je peux chanter partout et n’importe quand. Cela m’habite constamment.
Un autre disciple précise:
— Tout le monde veut être high et le rester. Tout le monde est en quête d’une conscience élargie, d’une forme d’exaltation permanente; mais quelque chose finit toujours par vous ramener à votre misérable routine. Cela n’arrive pas avec le mantra. Il a au contraire un effet boule de neige. Vous pouvez chanter encore et encore jusqu’à l’éternité.
— Jusqu’à l’éternité… et au-delà, d’ajouter le Swami.
La conscience cosmique, ou élargie – que le Swami appelle «la conscience de Krishna» – repose sur la sensibilité à la présence d’une âme dans le corps.
«Cette conscience tient à la perception constante du Divin en chaque être et en toute chose, aussi bien dans les insectes que dans les animaux, la terre, les bâtiments, les trottoirs, les voitures, la machinerie, tout comme dans les humains, le soleil et l’univers infini. Il s’agit d’un état de félicité et d’amour sans borne de la vie qui va bien au-delà de ce que l’on peut rechercher dans le LSD ou d’autres substances.»
Après avoir amené ses disciples à décrocher, à chanter et à se brancher de la sorte, le Swami les invite à adopter un régime exempt de café, de thé, de viande, d’œufs et de cigarettes, sans parler du cannabis, du LSD, de l’alcool et des relations extraconjugales. Ce vieillard énergique soutient que le corps humain n’a besoin que de produits sains et naturels, tels que céréales, fruits, légumes et produits laitiers. Et ses disciples semblent d’accord avec lui.
Le Swami a rencontré son propre maître, ou gourou, en 1922, en Inde, et ce dernier lui a alors confié la mission de répandre la philosophie de Krishna en Occident. Ainsi est-il venu en Amérique l’an dernier. Après un bref séjour aux abords de Philadelphie, il a fait route vers New York et y a établi avec succès une organisation qu’il a baptisée du nom d’International Society for Krishna Consciousness. En plus de gérer les affaires de l’organisation, de donner des conférences et d’organiser des rencontres, il œuvre à un projet titanesque qui consiste à traduire la célèbre Bhagavad-gita en anglais, suivie d’une édition en 60 volumes du Shrimad-Bhagavatam. Ces ouvrages, auxquels s’ajoute son journal, intitulé Back to Godhead, font du Swami un chef de file du courant philosophique personnaliste qui reconnaît que Dieu est une personne, si ce n’est que sa forme est de nature spirituelle.
«Puisque l’humain est une émanation fragmentaire du Suprême, dit le Swami, il peut en venir à mieux connaître Dieu en apprenant à se connaître lui-même. C’est un peu comme appréhender l’océan en étudiant une goutte de son eau.»
Le Swami, dont le titre désigne une personne maître de ses sens, s’empresse de souligner que son organisation n’a rien d’une religion en quête de convertis.
«Il n’y a qu’un seul Dieu. Je ne cherche à convaincre personne de se convertir à un Dieu plutôt qu’à un autre. Je ne cherche à changer les pratiques religieuses de personne.»
Quoi qu’il en soit, afin de sensibiliser les gens à la philosophie de la conscience de Krishna, le Swami et ses disciples ont commencé à étendre leur kirtana au parc du Tompkins Square tous les dimanches après-midi. Là, à l’ombre de Hoving’s Hill, Dieu vit à travers danses et chants envoûtants.
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Le 18 novembre 2001, la Ville de New York a fait installer une plaque commémorative devant l’arbre du Tompkins Square sous lequel Bhaktivedanta Swami et ses premiers disciples tenaient leurs kirtanas 35 ans plus tôt afin de rappeler les origines et l’importance de son mouvement culturel et spirituel révolutionnaire.