La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…

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Le règne de Pandou

Après la naissance des trois enfants – Dhritarashtra, Pandou et Vidoura –, la Terre prospéra. Les récoltes étaient abondantes et les arbres débordaient de fruits et de fleurs. Les saisons allaient et venaient de façon ordonnée, et les pluies étaient généreuses. Les gens devenaient braves, instruits et honnêtes. Sous l’influence de Bhishma – alors régent du royaume –, ils accomplissaient des sacrifices dans le but de plaire au Seigneur Vishnou.

Bhishma gouvernait en saint roi, et le peuple en éprouvait la plus grande satisfaction, à tel point qu’il se croyait vivre sur une planète du monde spirituel. Tous les habitants du royaume l’aimaient comme un père et glorifiaient sans cesse ses activités. Si bien que les gens venaient de partout chercher refuge dans le prospère royaume des Kourous.

Bhishma éleva les trois enfants comme s’ils étaient les siens. À mesure que Pandou grandissait, il excellait comme archer, tandis que Dhritarashtra développait une grande force physique. Quant à Vidoura, on comprit vite que nul n’égalait sa dévotion et son sens moral.



Des princes à marier

Le temps venu, Pandou devint le nouveau roi, car Dhritarashtra était aveugle, et Vidoura, fils d’une servante; ni l’un ni l’autre ne pouvait donc être intronisé. Les trois garçons atteignirent bientôt l’âge de se marier. Bhishma avait trois reines en tête pour les princes des Kourous: Pritha, la fille de Shouraséna, Gandhari, la fille du roi de Gandhara, et Madri, la fille du roi de Madras.

Dhritarashtra, aveugle, et son épouse Gandhari

Bhishma savait que Gandhari avait reçu de Shiva une bénédiction lui permettant d’obtenir cent fils. Désirant la marier à Dhritarashtra, il envoya un messager au roi de Gandhara, qui s’appelait Soubala. Ce dernier hésita d’abord à donner sa fille à un aveugle. Il savait cependant que les Kourous formaient une famille glorieuse, aussi accepta-t-il enfin que Gandhari épouse Dhritarashtra.

Lorsque la très chaste Gandhari apprit que son futur époux était aveugle, elle se banda les yeux de plein gré et vécut ainsi le reste de sa vie. Shakouni, le fils de Soubala, emmena sa sœur Gandhari dans la capitale des Kourous, Hastinapoura, et en bonne et due forme donna sa main à Dhritarashtra, pour qui elle fut un exemple de loyauté.



Pritha bénie par le sage Durvasa

Le chef de la dynastie Yadou s’appelait Shouraséna. Il avait un fils du nom de Vasoudéva et une fille nommée Pritha, dont la beauté n’avait pas d’égale sur Terre. Celle-ci fut toutefois donnée en adoption au roi Kountibhoja, qui ne pouvait avoir d’enfants, car le bienveillant Shouraséna avait convenu avec lui que si une fille venait à naître de sa semence, il la lui confierait gracieusement. C’est ainsi que Pritha fut plus tard connue sous le nom de Kounti.

Au sein du palais de son père adoptif, Kounti veillait à accueillir comme il se doit les invités de marque et les brahmanas. Ce faisant, elle s’attira un jour la sympathie du sage Durvasa Mouni, qui lui conféra, en guise de bénédiction, le pouvoir d’invoquer les dévas de son choix afin d’engendrer des enfants aux vertus exceptionnelles.

Par curiosité, alors qu’elle était encore vierge, la jeune Kounti appela un jour auprès d’elle le déva du soleil, Vivasvan, en prononçant le mantra reçut du sage.

— Ô femme aux yeux pareils au lotus, lui dit-il, que puis-je faire pour toi?

Kounti et le déva du soleil

— Je ne faisais que vérifier l’authenticité du mantra que m’a donné Durvasa Mouni, répondit Kounti, visiblement surprise. Pardonne-moi cette offense.

— Tu m’as néanmoins appelé, et je ne peux repartir bredouille. Tu me donneras donc un enfant, mais ta virginité sera préservée.

Par sa puissance surnaturelle, Vivasvan fit en sorte que cet enfant naisse de l’oreille de Kounti, préservant ainsi sa virginité. Il fut d’ailleurs appelé Karna, «celui qui est né dans une oreille», et arbora dès sa naissance une armure dorée, des boucles d’oreilles scintillantes et des traits en tout point comparables à ceux du déva du soleil.

Vivasvan retourna dans son royaume céleste tandis que Kounti, craignant la réaction de ses parents, enveloppa l’enfant et le déposa dans un panier qu’elle laissa flotter sur les eaux du Gange, implorant en prière le déva du soleil d’assurer sa protection. Voguant au fil de l’eau, il fut éventuellement recueilli et élevé par un conducteur de char du nom d’Adhiratha et son épouse Radha, qui n’avaient pas d’enfants.



Les deux épouses de l’empereur

Pandou et Kounti, sa première femme
Aquarelle, gouache et or sur papier (v. 1690)

Lorsque la princesse Kounti fut en âge de se marier, son père adoptif, Kountibhoja, invita dans son palais les rois et les princes de tous les pays avoisinants. La princesse devait choisir elle-même son époux au cours d’une cérémonie appelée svayamvara. En entrant dans le hall d’assemblée, son regard se posa aussitôt sur le roi Pandou, fier comme un lion et fort comme nul autre; on aurait dit la lune entourée d’étoiles. S’avançant vers lui modestement, elle glissa la guirlande de fleurs autour de son cou, acceptant ainsi d’unir son destin au sien. Le roi Kountibhoja célébra en grande pompe la cérémonie du mariage et fit don à Pandou d’une dot considérable, après quoi celui-ci emmena son épouse à son palais d’Hastinapoura.

Conformément au souhait de Bhishma, Pandou prit quelque temps plus tard une seconde épouse en la personne de Madri, du royaume de Madras, après quoi il entreprit de conquérir le monde. À la tête d’une vaste armée, il établit sans mal son autorité sur la Terre entière, tous les souverains du monde voyant en lui un déva semblable à Indra, le roi des planètes célestes. C’est donc sans réserve qu’ils le couvraient de présents et lui payaient tribut.

Après avoir glorieusement régné sur la planète entière, Pandou se retira dans la forêt en compagnie de ses deux épouses, Kounti et Madri, et y vécut dans l’opulence des étendues sylvestres au pied de l’Himalaya.

Qui va à la chasse…

Un jour qu’il se promenait dans les bois, Pandou aperçut un cerf qui s’adonnait aux plaisirs de la chair avec sa femelle. Il transperça les deux bêtes de cinq flèches chacune. Or, le mâle se trouvait être en réalité un sage ayant emprunté cette forme afin de se divertir avec sa compagne. Transpercé par les flèches de Pandou, le cerf tomba au sol, gémissant tel un être humain. Il adressa alors la parole à Pandou:

Pandou transperce de ses flèches l’ascète Kindama
Artiste inconnu (1800-1815)

— Ô roi, même le plus bas d’entre les hommes n’agirait pas comme tu l’as fait. Pourquoi m’avoir transpercé de tes flèches alors que je me divertissais avec mon épouse?

— Les rois tuent des cerfs aussi naturellement qu’ils déciment les pourfendeurs de la spiritualité, lui répondit Pandou. Ne me reproche pas une faute que j’ai commise par ignorance. Jadis, le sage Agastya tua tous les cerfs de la forêt pour ensuite les offrir en sacrifice aux dévas. Tu as été tué dans le même esprit, car je ne fais que marcher dans les traces des sages. Qu’as-tu à me reprocher?

— Ô roi, je ne te blâme pas d’avoir tué un cerf, ni de m’avoir blessé. Mais tu aurais pu attendre que soit consommée notre union. Je suis un sage du nom de Kindama, et je m’adonnais dans cette forme aux plaisirs de la chair avec ma compagne, car dans la société humaine, ces plaisirs sont restreints.

Tu m’as tué sans savoir que j’étais un brahmana; tu ne seras donc pas tenu coupable d’avoir tué un brahmana. Cependant, tu m’as enlevé la vie pendant ma relation sexuelle, aussi devras-tu connaître le même sort: dès que tu voudras t’unir à ton épouse, la mort te frappera. Tu m’as rendu malheureux pendant que j’étais heureux, et le malheur s’abattra sur toi pendant que tu goûtes au bonheur.

Sur ces paroles, le sage quitta son corps et atteignit les régions célestes, dû à la force de son ascèse.

Pandou renonce au trône

Après la mort du cerf, Pandou et ses épouses se retrouvèrent dans une situation des plus confuses et frustrantes. Pandou s’exclama alors:

— La passion emporte même l’être issu d’une noble famille. Bien que je sois le fils de Vyasadéva, je me suis frivolement adonné à la chasse au cerf dans cette forêt. Comment ai-je pu être aussi stupide? J’emprunterai maintenant la voie du salut. L’obstacle majeur se dressant sur cette voie est le désir de procréer et de jouir du bonheur qui s’y rattache. Je vivrai donc en ermite et accomplirai de sévères austérités afin de maîtriser mes passions. Je me raserai la tête, et je mangerai seulement ce que les arbres ont à m’offrir. Je ne critiquerai plus personne, mais deviendrai plutôt l’ami de tous les êtres vivants.

Le roi demanda alors à tous ses serviteurs de retourner à Hastinapoura et d’informer les citoyens de ce qui venait de se passer. La terrible nouvelle attrista les aînés du palais, mais surtout Dhritarashtra, son frère. Bien que de sang royal, Pandou vécut dès lors comme un sage en parfaite maîtrise de ses sens, et les grands sages de la forêt le traitèrent comme un frère ou un fils.

L’épopée du Mahabharata – Épisode 6