La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
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D’armes et de fleurs
Pendant ces longues années d’exil dans la forêt, Bhima n’arrivait que difficilement à vivre en ascète. Souvent, il songeait à tuer les Kourous, mais son frère Youdhishthira tentait de le raisonner. «Le temps n’est pas encore venu» lui disait-il.
Un jour, le sage Vyasadéva vint rendre visite aux Pandavas. Il leur apprit que Duryodhana s’était rallié à plusieurs combattants de renom, tels Karna, Shakouni, Bhurishrava et Drona. Même l’auguste Bhishma avait accepté de combattre à ses côtés. Vyasa dit plus précisément à Arjuna que si lui et ses frères étaient destinés à affronter les Kourous au combat, il devait s’approprier les armes célestes d’Indra et de Shiva. Après le départ du sage, Youdhishthira ordonna donc à Arjuna de se rendre dans l’Himalaya afin de s’y livrer à une ascèse qui lui attirerait les faveurs de Shiva. Ce qu’il entreprit aussitôt.
Alors qu’il était absorbé dans sa méditation, un sanglier apparut devant lui. Arjuna prit aussitôt son arc et décocha une flèche en direction de l’animal. Or, il se trouvait dans la forêt un chasseur qui lança lui aussi, en même temps qu’Arjuna, une flèche sur le sanglier. Les deux hommes se disputèrent l’animal et une bataille s’ensuivit. Le chasseur n’était autre, en réalité, que le seigneur Shiva, lequel, satisfait des prouesses d’Arjuna, lui fit don d’une arme appelée pashoupata. D’autres dévas, dont Yamaraja, Varouna et Kouvéra, profitèrent de l’occasion pour offrir à Arjuna leurs propres armes célestes.
À la même époque, le seigneur Indra fit venir Arjuna sur les planètes édéniques afin de lui montrer la beauté de son royaume. Durant son séjour, Arjuna fut séduit par une courtisane du nom d’Urvashi qui, au cœur de la nuit, entra dans sa chambre dans l’espoir de jouir de ses étreintes. Il la traita cependant comme si elle était sa mère, car elle avait jadis été l’épouse de Pourourava, l’ancêtre des Kourous. Vexée par la conduite d’Arjuna, personne n’ayant jamais osé résister à ses charmes, Urvashi prononça contre Arjuna une malédiction le condamnant à devenir un eunuque pendant une période de cinq ans. Lorsque Indra apprit la nouvelle, il réduisit toutefois le terme de la malédiction à un an, tout en précisant à Arjuna que cette malédiction lui serait utile au cours de la dernière année de son exil.
Bhima va cueillir des fleurs
Pendant ce temps, le sage Narada vint à pénétrer dans la forêt de Kamyaka pour y visiter Youdhishthira, à qui il suggéra de partir en pèlerinage avec ses frères. Un autre sage qui revenait du royaume d’Indra arriva sur ces entrefaites et rassura les Pandavas en leur disant de ne pas s’en faire pour Arjuna, qu’il était en compagnie de son père, Indra, dans le royaume céleste. Il affirma qu’Indra leur ramènerait Arjuna dès la fin de son séjour, et s’offrit à les guider dans leur pèlerinage.
Après avoir visité les principaux lieux saints, ils arrivèrent un jour à Badarikashrama, où le paysage est aussi joli qu’indescriptible, et où les fleurs qui y poussent ne se trouvent nulle part ailleurs. Un jour que Draupadi admirait ce paysage, une fleur vint se poser sur elle, sous le coup d’une bourrasque de vent. L’arôme de cette fleur envoûtait, tout comme sa beauté unique. La montrant à Bhima, Draupadi lui demanda de lui en cueillir un bouquet.
Souhaitant plaire à Draupadi, Bhima se mit en quête du lieu où poussaient de telles fleurs. Au bout d’un moment, réalisant qu’il avait parcouru une grande distance, il souffla dans sa conque pour signaler sa position, ce qui réveilla les lions de la forêt. Un son comparable à celui d’un violent tremblement de terre se fit alors entendre, et il aperçut un énorme singe étendu sur une pierre plate qui faisait ce bruit en soulevant sa queue dans les airs pour ensuite la laisser retomber au sol. Bhima était stupéfait, car jamais auparavant il n’avait vu un singe comme celui-là. Or, ce dernier, calmement assis, les yeux mi-clos, lui obstruait maintenant le passage.
Bhima voulut s’approcher, mais le singe l’interpella.
— Jeune homme, dit-il, pourquoi faire tant de bruit avec ta conque? Les animaux de cette forêt se reposaient, et voilà que tu les a réveillés. Le sentier est impraticable au-delà de ce point. Assieds-toi un peu, mange quelques fruits, et une fois reposé, tu pourras retourner d’où tu es venu.
Surpris d’entendre le singe lui parler comme un homme, Bhima lui répond néanmoins, désireux de poursuivre son chemin.
— Puis-je savoir qui tu es? Je vois que tu es un singe, et pourtant, ton langage est celui d’un humain. Serais-tu un déva déguisé? Pour ma part, je suis le fils de Vayou, le déva de l’air, et ma mère s’appelle Kounti. Mon nom est Bhima, et les Pandavas sont mes frères.
Bhima raconte ensuite l’histoire de leur exil dans la forêt avant d’ajouter qu’ils attendent maintenant le retour de leur frère Arjuna.
Tout sourire à l’écoute de ce récit, le singe reprend:
— Je sais bien que j’obstrue le passage, mais il m’est impossible de bouger. Suis mon conseil: rebrousse chemin.
Bhima sent alors monter la colère en lui. Il a atteint son seuil de tolérance.
— Je n’ai que faire de tes conseils! Pousse-toi de là avant que je ne t’enlève moi-même du chemin.
— Je suis trop vieux pour bouger. La plupart du temps, je reste assis sur cette pierre. Si tu tiens absolument à poursuivre ta route, saute par-dessus mon corps!
De plus en plus frustré, Bhima réplique:
— Tu es un vieillard. Même si tu bloques mon chemin, ce n’est pas une raison pour que je saute par-dessus toi. Ce serait te manquer de respect. Mais si tu refuses de bouger, d’un bond je sauterai par-dessus ton corps, comme l’a fait Hanuman en traversant la mer d’une seule enjambée.
— Qui est cet Hanuman? Tu parles de lui avec respect, et c’est avec affection que son nom sort de ta bouche. L’as-tu déjà rencontré? demande le singe en affichant un sourire narquois.
— Tu es un singe et tu ne connais pas Hanuman? fulmine Bhima. Hanuman est le plus grand de tous les singes. Il est le fils de Vayou, le déva du vent; il est donc aussi mon frère. Hanuman est devenu célèbre par sa dévotion envers l’avatar Ramachandra, nul autre que Dieu en personne. Quand Rama a perdu son épouse Sita aux mains du démoniaque Ravana, mon frère a sauté par-dessus l’océan pour atteindre le palais du scélérat et découvrir le lieu où se trouvait la captive. Il a ensuite mis le feu à la ville et tué de nombreux Rakshasas dans la bataille qui s’ensuivit.
Un jour, il a même transporté un des monts de l’Himalaya à seule fin de sauver la vie de Lakshmana, le frère de Ramachandra. Ma force n’est rien, comparée à la sienne, mais je peux tout de même t’affronter si j’y suis contraint. Il me faut aller plus profondément dans cette forêt, et tu dois me laisser passer.
— Ne te fâche pas contre moi, je t’en prie, répond calmement le singe. Je te le dis franchement: je suis trop vieux pour bouger d’ici. Si tu y tiens vraiment, tu n’as qu’à déplacer ma queue pour dégager le passage et poursuivre ta route.
Bhima s’approche alors de la queue du singe. De sa main gauche, il tente de la soulever comme s’il s’agissait d’un simple brin d’herbe. La queue, cependant, ne bouge pas. Bhima s’y prend donc à deux mains, mais sans parvenir à faire bouger la queue du singe. Il a beau s’y reprendre de toutes les façons possibles, la queue ne bouge pas d’un centimètre.
Amusé, le singe sourit, et Bhima doit admettre sa défaite. Il se prosterne aux pieds du singe en disant:
— S’il te plaît, pardonne mon arrogance. J’ai manqué de respect envers le vieillard que tu es. Tu es plus fort que moi. Tu ne peux donc qu’être un déva venu des régions célestes. Qui es-tu vraiment?
— Avec grand plaisir, répond le singe en souriant. Je m’appelle Hanuman, et je suis le fils de Vayou.
Les deux s’étreignent alors fortement, et des larmes coulent de leurs yeux. Ils parlent longuement, et il n’est pas de mots pour exprimer la joie que ressent Bhima d’avoir enfin rencontré son frère, dont il n’avait qu’entendu parler.
Avant de le quitter, Hanuman dit à Bhima:
— J’aimerais t’offrir une bénédiction qui vous aidera au cours de la grande bataille qui bientôt aura lieu. Je m’assoirai sur le drapeau qui surmonte le char d’Arjuna, et mes cris d’encouragement seront une source d’inspiration pour vos troupes.
Puis, après une dernière accolade, les deux frères poursuivirent leur chemin respectif.
Bhima reprit sa marche et arriva bientôt près d’un lac dans lequel se trouvaient, par milliers, les fleurs que Draupadi lui avait demandées. C’était le jardin de Kouvéra, le trésorier des dévas, et plusieurs Rakshasas le gardaient. Ils attaquèrent Bhima, mais ce dernier les tua tous, à l’exception de quelques survivants qui allèrent se plaindre à Kouvéra. Ce dernier leur donna toutefois l’ordre de laisser Bhima cueillir toutes les fleurs qu’il désirait.
Pendant ce temps, Youdhishthira et Draupadi s’inquiétaient de l’absence prolongée de Bhima. Ils appelèrent Ghatotkatcha, le fils de Bhima, et ils partirent ensemble à sa recherche. Ils finirent par le trouver près du lac de Kouvéra, les bras remplis de fleurs destinées à la belle Draupadi. Bhima entreprit de leur raconter tout ce qui lui était arrivé, mais fut bientôt interrompu par une voix venue de l’espace:
— Ne vous attardez pas davantage. Retournez à Badarikashrama. Votre frère Arjuna s’apprête à revenir de la demeure d’Indra, et il ne saura pas où vous trouver si vous n’êtes pas là pour l’accueillir.