La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
Vyasadéva imprègne
les veuves de Vichitravirya
Après les funérailles de Vichitravirya, Satyavati, sa mère, demeura fort affligée, tandis que la confusion régnait chez Ambika et Ambalika, les deux veuves de Vichitravirya. Voyant la dynastie menacée d’extinction, Satyavati alla voir Bhishma et lui dit:
— La continuité de la dynastie Kourou est entre tes mains. Ambika et Ambalika, les épouses de ton frère, désirent avoir des enfants, et il serait souhaitable que tu les imprègnes de ta semence afin de perpétuer notre lignage. Tu dois te marier et devenir le nouveau roi; ne sois pas la cause d’une vie infernale pour nos ancêtres.
En entendant les paroles de Satyavati, les parents et amis des Kourous lui exprimèrent leur approbation. Bhishma cependant, adressa ces mots à sa belle-mère:
— Ce que tu dis est certes vrai, mais tu oublies le vœu de continence que j’ai prononcé. Peut-être aurai-je à renoncer à la suprématie sur les trois mondes, au royaume céleste ou à quelque autre avantage extraordinaire, mais jamais je ne renoncerai à mon vœu. La Terre pourra perdre son parfum, l’eau son humidité, le soleil sa splendeur, le feu sa chaleur, la lune ses rayons rafraîchissants et Indra sa valeur, mais je ne renoncerai pas à ce vœu.
— Je sais bien que c’est à cause de moi que tu as prononcé ce vœu, lui répondit Satyavati, mais il s’agit maintenant d’une urgence. Tu as un devoir à remplir envers tes ancêtres.
— Ô reine! Ne détourne pas ton cœur de la vertu, rétorqua Bhishma. Les Écritures ne louangent pas celui qui renonce à son vœu. Je vais te raconter une histoire, et tu verras ensuite ce qu’il te reste à faire.
Jadis Parashourama, avatar de Vishnou, tua Kartavirya Arjuna pour avoir fait périr son père (celui de Parashourama). Non seulement il tua aussi les disciples de Kartavirya Arjuna, mais il anéantit à vingt et une reprises tous les guerriers que portait la Terre. Il y eut donc des périodes où aucun kshatriya n’était présent. C’est alors que les reines veuves approchèrent les sages pour être fécondées, et la race des kshatriyas put ainsi être ravivée. Par conséquent, invitons plutôt un brahmana qualifié à imprégner les épouses de Vichitravirya.
Sage décision
— Ô descendant de Bharata, ce que tu as dit est vrai, reprit Satyavati en souriant. Je comprends maintenant comment agir en pareille situation.
Mon père était un honnête homme, et il possédait une barque qui lui servait de traversier sur la rivière Yamouna. Un jour, le sage Parashara me demanda de lui faire traverser la rivière. Pendant que je ramais, le sage fut attiré par ma beauté et voulut satisfaire son désir. J’avais peur de la réaction de mon père, mais je craignais en même temps que le sage ne prononce contre moi une malédiction.
Au milieu de la rivière, le sage fit tomber un épais brouillard pour masquer ses gestes. Sa passion assouvie, il me montra sa gratitude en prononçant une bénédiction. Avant ce temps, une odeur de poisson se dégageait de mon corps, mais depuis mon contact avec le sage, un parfum céleste émane de moi. Le sage m’assura en outre que je resterais vierge, même après avoir enfanté.
L’enfant né de cette union est le puissant sage Vyasa, l’incarnation littéraire de Vishnou. C’est lui qui a divisé le Véda en quatre parties et qui a décrit la nature du service de dévotion offert au Seigneur. Parce qu’il est né au beau milieu de cette rivière, la Yamouna, il est connu sous le nom de Dvaipayana, «celui qui est né sur une île». Et parce qu’il a compilé les Védas, on le connaît sous le nom de Vyasadéva. Enfin, dû à son teint noirâtre, on l’appelle aussi Krishna. La franchise l’habite, il maîtrise ses sens, et n’est aucunement souillé par le péché. Si je lui demande de féconder les épouses de ton frère, je suis certaine qu’il accédera à ma requête, car il m’a dit un jour : «Ô mère, s’il t’arrivait de faire face à un problème quelconque, tourne tes pensées vers moi; où que tu sois, je viendrai à toi, à la vitesse du mental.» Donc, si le cœur t’en dit, Bhishma, je vais l’appeler à l’instant même.
Marché conclu
En entendant le nom de Vyasadéva, Bhishma, les mains jointes, dit à Satyavati:
— Ce grand sage possède la maîtrise de soi ainsi que la sagesse. Il est qualifié pour assurer la continuité de la dynastie des Kourous. C’est pourquoi j’approuve ton idée.
Dès que Bhishma eut ainsi parlé, Satyavati se mit à penser à son fils Vyasa, et le grand sage, quelques instants plus tard, apparut à ses côtés. Satyavati accueillit son fils en l’étreignant, le baignant de ses larmes d’affection.
Vyasa offrit son hommage à sa mère et lui dit:
— Ô mère, je suis venu à seule fin de combler tes désirs; ces derniers seront pour moi des ordres.
— Ô mon enfant, répondit Satyavati, dernièrement mourait Vichitravirya, le roi de ce monde. Il n’avait pas eu d’enfants, et la dynastie des Kourous est aujourd’hui menacée d’extinction. Les deux épouses de Vichitravirya, Ambika et Ambalika, vivent encore, et je te demande de les féconder afin de perpétuer la noble lignée.
— Je suis le frère de Vichitravirya et tu es notre mère commune, dit Vyasadéva. C’est pourquoi je vais engendrer des enfants dignes des dévas. Il suffira aux reines de s’adonner à l’ascèse que je leur prescrirai, et ce, pendant une année complète.
— La situation est urgente; le temps n’est pas à la pénitence, objecta Satyavati. La Terre est privée d’un roi, et les citoyens sont déstabilisés.
— Soit. Mais si je dois engendrer les enfants maintenant, les reines de Kashi doivent surmonter ma laideur, mon odeur et mes cheveux emmêlés. Si elles peuvent endurer tout cela, elles donneront naissance à des enfants en parfaite santé physique et mentale. Que la première des reines m’attende dans sa chambre, proprement vêtue et parée de bijoux.
Un premier résultat mitigé
Satyavati alla trouver Ambika et lui fit part de l’idée d’assurer sa descendance par les soins d’un géniteur digne de son rang. Ambika se résolut à accepter la proposition, et lorsque vint pour elle le temps de la conception, Satyavati l’emmena dans une chambre et lui dit:
— Ton époux avait un frère aîné, et c’est lui qui engendrera en toi un enfant qui perpétuera la famille des Kourous. Attends-le ici, et surtout, ne t’endors pas.
Ambika attendit patiemment, croyant voir arriver Bhishma ou un autre aîné des Kourous. Lorsqu’elle vit plutôt entrer Vyasadéva, elle fut effrayée par ses cheveux mêlés et la laideur de son visage. Elle ferma donc les yeux et ne les rouvrit pas une seule fois pendant leur union.
Quand Vyasadéva sortit de la chambre, sa mère lui demanda:
— Cette reine donnera-t-elle naissance à un enfant de haute morale?
— L’enfant qui naîtra sera aussi fort que dix mille éléphants, lui répondit Vyasa. Égal à un sage royal, il sera extrêmement doué et plein d’énergie. Toutefois, la reine avait les yeux fermés, de sorte que l’enfant naîtra aveugle.
— Mais comment un aveugle pourra-t-il gouverner le monde et protéger les citoyens? Pour le bien de l’humanité, tu dois engendrer d’autres enfants.
Après avoir donné son accord à sa mère, Vyasadéva quitta les lieux, et le temps venu, Ambika donna naissance à un mâle aveugle qu’on appela Dhritarashtra.
L’avenir de la dynastie est sauf
Satyavati désirait ardemment que naisse un enfant apte à gouverner le monde. Après en avoir parlé avec Ambalika, elle fit de nouveau appel à Vyasadéva. Tel que promis, Vyasadéva apparut et se dirigea vers la chambre d’Ambalika. Cette dernière, voyant la laideur de Vyasa, en fut si effrayée que son visage devint tout pâle.
Après leur union, le sage quitta la chambre et informa sa mère que l’enfant à naître aurait le teint laiteux, car la reine avait pâli de terreur. Le temps venu, Ambalika donna naissance à un enfant portant des signes de bon augure et dont la beauté fascinait. On l’appela Pandou, «celui dont le teint est pâle», et c’est lui qui, en vérité, deviendrait le père des Pandavas.
Peu de temps après la naissance de Pandou, Satyavati alla trouver la jolie Ambalika pour lui demander de porter un autre enfant de Vyasadéva. La princesse sentait qu’elle ne pourrait supporter une seconde fois la laideur du sage; elle envoya donc à sa place une de ses servantes, belle comme une Apsara.
Lorsque le sage Vyasadéva entra dans la chambre, la servante l’accueillit avec respect et le traita avec gentillesse. Elle s’assit près de lui. Vyasadéva était fort content de son attitude, et après leur union, il lui dit avant de partir:
— Désormais, tu ne seras plus une servante. Ton enfant sera la justice personnifiée, en plus d’être l’homme le plus intelligent du monde.
Après être sorti de la chambre, Vyasa rencontra sa mère et lui fit part de son union avec une servante, puis il disparut. L’enfant de la servante, qui porta le nom de Vidoura, était en réalité une incarnation de Yamaraja qui, dû à une malédiction prononcée contre lui par un sage, avait dû naître sur Terre comme un shoudra.
Vyasadéva engendra donc trois fils dans le sein des épouses de Vichitravirya: Dhritarashtra, Pandou et Vidoura. Et c’est ainsi que fut assurée la continuité de la dynastie des Kourous.