La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
La question de Draupadi
Après avoir gagné aux dés l’épouse bien-aimée des Pandavas, Duryodhana demanda à Vidoura de la lui amener.
— Draupadi, partagera les appartements des servantes, lui dit-il, et elle lavera les sols du palais.
— Scélérat! lui répondit Vidoura, le cœur plein de rage. En parlant de la sorte, tu creuses ta propre tombe. Te voilà tel un cerf appelant la colère des tigres, et pour peu que tu provoques davantage les Pandavas, tu auras tôt fait de rejoindre le séjour des morts. Le fait est que Draupadi ne t’appartient pas et qu’elle n’est pas non plus ta servante, car elle fut gagnée après que Youdhishthira eut cessé d’être son propre maître. Youdhishthira n’était pas en droit de miser Draupadi, car il venait de se perdre lui-même au jeu. Je te mets donc en garde contre le courroux des Pandavas. Si tu ne m’écoutes pas, toi, tes amis et tes frères connaîtrez bientôt la destruction. L’enfer est déjà prêt à vous recevoir.
Constatant que ces sages paroles n’atteignaient nullement Duryodhana, Vidoura finit par ajouter:
— Que dire de plus? Nul n’est plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, et nul plus sourd que celui qui ne veut pas entendre.
C’est alors que Duryodhana, le plus vil d’entre les hommes, reprit la parole:
— Vidoura a assez parlé. Qu’on amène Draupadi sur-le-champ!
Puis, se tournant vers le portier:
— Va chercher Draupadi. Les Pandavas ne te feront aucun mal. Vidoura parle comme un insensé, et il n’a aucune autorité.
La reine demande des explications
Le portier se rendit aussitôt dans les appartements de Draupadi.
— Ô reine des Pandavas, lui dit-il, Youdhishthira, dans la fièvre du jeu, a perdu ta main au cours de la partie de dés l’opposant à Duryodhana. Le fils de Dhritarashtra te considère dorénavant comme sa servante, et il te réclame au palais afin de t’assigner tes tâches.
— Mais de quoi parles-tu? demanda Draupadi. Quel roi oserait miser sa propre épouse au jeu? Cette partie de dés a fait perdre la tête à mon époux. Sinon, comment aurait-il pu faire une chose pareille?
— En jouant avec Shakouni, Youdhishthira a perdu son royaume, y compris ses richesses. Il a ensuite perdu ses frères, ainsi que lui-même. Et finalement, il t’a aussi perdue.
— Retourne auprès de l’assemblée et demande à Youdhishthira qui il a perdu en premier: lui ou moi? Éclaircis d’abord ce point pour moi.
Le messager s’exécuta, mais Youdhishthira ne put que baisser la tête, sans mot dire. Duryodhana s’empressa alors d’intervenir:
— Que la reine vienne ici poser elle-même sa question. Que tous entendent les propos échangés entre Draupadi et son époux.
Le portier retourna informer Draupadi de la situation, et elle lui répondit:
— Retourne à l’assemblée et demande à mon époux ce que je dois faire. C’est à lui que j’obéirai, et à nul autre.
Le serviteur rapporta donc à Youdhishthira les paroles de Draupadi, et ce dernier lui intima de demander à sa reine de se présenter devant l’assemblée pour y poser sa question en présence des anciens.
Duryodhana ordonna aussitôt au portier d’aller chercher Draupadi sans tarder, mais le messager n’avait pas l’âme à retourner auprès de l’épouse des Pandavas, redoutant cette fois sa colère.
Constatant son hésitation, Duryodhana se tourna vers un de ses frères:
— Dushasana, ce serviteur refuse d’exécuter mes ordres. Va donc toi-même chercher Draupadi, et ramène-la de force s’il le faut.
Tentative de résistance
Dushasana se rend alors à son tour dans les appartements de la reine et lui dit:
— Tu dois venir avec moi. Nous t’avons gagnée au jeu, et les Kourous sont maintenant tes maîtres.
Bouleversée par ces propos, Draupadi se lève pour courir chercher protection dans les appartements de Gandhari, l’épouse du roi Dhritarashtra. Mais Dushasana la rattrape, l’empoigne par sa longue chevelure noire, et la traîne de force jusqu’à l’assemblée, sans porter aucune attention à ses cris de détresse.
En arrivant au palais, les vêtements de Draupadi étaient relâchés, et ses tresses, défaites. Prise de colère, elle s’adressa à Dushasana en ces termes:
— Il se trouve dans cette assemblée des sages et des érudits qui connaissent toutes les branches des Védas; je ne peux me présenter devant eux dans une telle condition. Ne me traîne pas jusqu’à eux, sale vermine. Mes époux ne te pardonneront jamais une telle offense. Quant aux autres, ils ne font rien pour t’arrêter. Vous êtes tous des lâches. Toute vertu vous a quitté, et jusqu’au code d’éthique des kshatriyas que vous êtes censés être se voit bafoué. Sinon, comment tant de prétendus guerriers peuvent-ils tolérer une telle barbarie? Drona et Bhishma ont eux-mêmes perdu leur valeur, car ils restent là les bras croisés.
La perte de leur royaume ne bouleverse pas les Pandavas, plus que jamais pétris de rage, autant que le regard de désolation enfiévrée de Draupadi. La voyant jeter un œil implorant en direction de ses époux, Dushasana éclate de rire et la traîne encore plus loin en la traitant de servante et d’esclave. Duryodhana, Karna et Shakouni se gaussent eux aussi de voir Draupadi humiliée de la sorte, en pleine assemblée.
Appel à la raison
Draupadi s’adresse alors directement à Bhishma:
— Toi qu’habitent l’érudition et la morale, et dont on dit que nul n’est plus sage, me diras-tu si oui ou non je suis désormais une servante et une esclave?
— En vérité, il m’est impossible de te répondre. Par la subtilité de ses lois, la morale est un sujet difficile à saisir. Après s’être lui-même perdu aux dés, un homme ne peut naturellement plus miser quoi que ce soit. Youdhishthira n’avait donc pas le droit de te mettre en jeu à la fin de la partie de dés. Toutefois, une femme reste à jamais liée à son époux, qui peut dès lors avoir le sentiment qu’elle est sienne même s’il a perdu sa propre autonomie. Selon cette logique, je ne peux affirmer que tu es libre. Youdhishthira savait très bien que Shakouni était un maître aux dés, et pourtant, de plein gré, il a joué avec lui. Et lorsque sa défaite devint imminente, Youdhishthira continua tout de même à jouer, jusqu’à t’inclure dans la mise. Je suis donc incapable de répondre à ta question comme tu le voudrais.
Les yeux de Draupadi sont maintenant rouges de colère. Elle répond à Bhishma:
— On a défié le roi Youdhishthira de venir dans cette maison de tricheurs, et on l’a forcé à jouer aux dés avec ce vaurien de Shakouni. Comment donc affirmer qu’il a réellement voulu jouer? Les richesses du chef des Pandavas lui ont été enlevées de façon malhonnête. Tant d’anciens sont ici présents, dans cette assemblée de Kourous; à eux d’en juger!
Dushasana rit alors de plus belle et insulte Draupadi:
— Tu es bien devenue l’esclave de Duryodhana. Les lois de la morale ne s’appliquent plus à toi. Ton devoir est de satisfaire ton nouveau maître, un point c’est tout.
Voyant la situation s’enliser, Vikarna, un autre frère de Duryodhana, prend la parole:
— Pourquoi la question de Draupadi demeure-t-elle sans réponse? Si nul ne la résout, nous serons tous damnés. Comment se fait-il que des anciens comme Bhishma et mon père ne font rien pour mettre fin à cette injustice? Et Drona? Et Kripa? Pourquoi restent-ils silencieux? Si personne ne veut rien dire, je vous donnerai, moi, mon opinion. Nous savons tous qu’un roi est sujet à quatre faiblesses: la chasse, la beuverie, le jeu et l’attachement excessif aux femmes. Celui qui cède à ces faiblesses renonce à la vertu, et les citoyens ne respecteront pas un roi qui ne contrôle point ses passions. Le fils de Pandou a été forcé de jouer aux dés, et au cours de la partie, il en est venu à miser sa propre épouse, Draupadi. Le roi s’était déjà perdu lui-même, mais l’ignoble Shakouni l’a tout de même convaincu qu’il pouvait encore jouer Draupadi. En pesant bien le pour et le contre, j’en conclus donc que Draupadi n’a pas été gagnée.
Les choses n’allaient assurément pas en rester là…