La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
La partie de dés
Après avoir été chaleureusement accueillis par Dhritarashtra, les Pandavas furent emmenés au palais d’assemblée de Jayanta nouvellement construit. Ils y furent suivis par Duryodhana et ses cent frères, ainsi que par Shakouni et d’autres membres de la dynastie Kourou, dont Bhishma.
En voyant le palais d’assemblée, les Pandavas firent l’éloge de son architecture et de sa beauté, mais par simple courtoisie, sans plus. En réalité, le palais d’assemblée que leur avait construit Maya Danava le surpassait en tous points. Les Kourous, quant à eux, ne ressentaient que de l’indifférence face au palais d’assemblée de Jayanta. Une seule pensée les habitait: la partie de dés.
Lorsque tous eurent visité le palais, Shakouni suggéra que l’on s’assoit pour jouer. Youdhishthira dit alors:
— Il est malsain de jouer aux dés; on n’y trouve ni vaillance ni morale. Pourquoi donc en vanter les mérites? Les sages ne recommandent pas de jouer aux dés avec un expert tel que toi. Ô Shakouni, ne cherche pas à nous vaincre d’une façon malhonnête. Si tu veux la victoire, mieux vaut l’obtenir sur un champ de bataille.
— Il est normal de vouloir gagner au jeu, répondit Shakouni, et tout aussi normal de vouloir gagner une bataille. Dans un cas comme dans l’autre, l’objectif demeure le même: remporter la victoire. Si mes intentions te semblent impures, alors ne joue pas.
— Je ne refuserai jamais un duel; j’en ai fait le vœu. Nous sommes entre les mains de la Providence. Qui sera donc mon adversaire au jeu? Lequel d’entre vous possède autant de richesses que moi?
Duryodhana prit alors la parole:
— Ô monarque, je possède bijoux et joyaux en quantité. Mon oncle Shakouni lancera toutefois les dés pour moi.
— Il est permis de jouer pour soi-même, mais la règle n’admet aucun substitut, rétorqua Youdhishthira.
— Je ne vois quant à moi rien de mal à cette façon d’agir, intervint Shakouni. Il semble que tu veuilles éviter le jeu à tout prix. Si tu ne veux pas jouer, dis-le-nous franchement.
Youdhishthira s’en tint à son vœu, et la partie de dés commença aussitôt.
Prêt à tout perdre
La salle fut bientôt remplie de rois et de princes. Bhishma, Kripa, Drona et Vidoura s’assirent, mais leur cœur n’était pas de la partie, dont les enjeux étaient manifestement cruels et malsains. Le roi Dhritarashtra était aussi présent, entouré d’éminents personnages tout aussi avides que lui de l’issue de cette joute.
Youdhishthira sonna l’entame:
— Ô Duryodhana, voici des perles serties d’or qui viennent du barattage de l’océan de lait. Quelle sera ta mise?
— Je possède de grandes richesses, mais je n’en tire aucune vanité, Youdhishthira. Lance les dés; nous verrons bien qui gagnera.
Shakouni, en pleine maîtrise de son art, lança alors les dés et déclara:
— J’ai gagné!
Youdhishthira reprit:
— Je possède des cruches remplies de pierres précieuses, ainsi que beaucoup d’or, d’argent et d’autres minerais. Telle est ma mise.
Shakouni lança les dés.
— J’ai encore gagné!
Paroles qu’il répéta ensuite coup après coup, jusqu’à ce que Youdhishthira ait perdu ses bijoux, son or, son argenterie, son armée, ses chars, ses chevaux, ses serviteurs…
Vaine mise en garde
Voyant les Pandavas acculés à la ruine, Vidoura s’adressa à Dhritarashtra:
— Mon frère, écoute ma parole, même si tu n’aimes pas l’entendre. Te souviens-tu du jour où naquit ton fils? Il criait comme un chacal. Or, ce chacal habite maintenant dans ta maison, et il s’appelle Duryodhana. Il sera la cause de la destruction de la dynastie Bharata. Au moment de sa naissance, je t’ai conseillé de t’en défaire pour empêcher la ruine des Kourous, mais tu ne m’as pas écouté. Tu devras maintenant en payer le prix. Ce jeu malhonnête ne restera pas impuni. Dans ta vieillesse, tu souffriras grandement de la mort de tes fils aux mains des Pandavas. Le jeu est à la racine de tous les maux et ne peut mener qu’en enfer. Ton fils n’a pas le courage de se battre avec les Pandavas. Avec l’aide de Shakouni, ce charlatan, il est en train d’usurper leur royaume. Arrête ce jeu immédiatement, je t’en prie, sinon des conséquences funestes et dévastatrices nous attendent tous.
Le roi ferma l’oreille aux paroles de Vidoura, mais Duryodhana lui répondit avec rudesse:
— Ô Vidoura, toujours tu glorifies les fils de Pandou, sans jamais porter ton intérêt vers nous. Les mots qui sortent maintenant de ta bouche sont le reflet de ton cœur. C’est nous qui t’avons fait vivre, comme un animal domestique, et les sages affirment qu’il n’est pas de faute plus grande que celle d’injurier son maître. Ne crains-tu pas de commettre une telle faute? Nous avons maintenant acquis de grandes richesses et vaincu nos ennemis. Pourquoi, parasite que tu es, obstruer notre chemin? Nous ne t’avons pas demandé conseil, que je sache! On ne saurait garder chez soi le bienfaiteur d’un adversaire!
Vidoura s’adressa à nouveau à son frère:
— Ô Dhritarashtra, j’ai toujours été, pour toi et ta famille, un ami ainsi qu’un bienfaiteur. Cette injustice ne restera pas impunie. Je suis impartial envers tes fils et ceux de Pandou. Toutefois, je favorise la justice et l’honnêteté. Ton fils, ô roi, est malhonnête, et ses actes le démontrent clairement. Si tu consens à ce jeu malsain, tu devras un jour en subir les terribles conséquences. Jamais dans l’histoire du monde aucun roi honnête n’a agi comme le fait maintenant ton fils. Seul un roi cruel et démoniaque peut agir de la sorte. Ne vois-tu pas que ton propre fils est un ennemi dans tes troupes?
Encore une fois, les sages paroles de Vidoura tombèrent dans l’oreille d’un sourd, et la partie de dés continua.
Le tout pour le tout
Shakouni avait maintenant gagné tout ce que Youdhishthira possédait de biens. Il lui demanda donc:
— Quel sera maintenant ton enjeu?
— Voici mon frère Nakoula, aux bras puissants. Il sera ma prochaine mise.
Shakouni fait rouler les dés.
— J’ai gagné! Que vas-tu maintenant mettre en jeu?
— Voici mon frère Sahadéva, qui connaît toutes les règles de la morale. J’en fais ma mise.
Shakouni lance les dés.
— J’ai encore gagné! Quel sera ton prochain enjeu? Ne possèdes-tu pas aussi Arjuna et Bhimaséna?
— Scélérat! Tu manipules ces dés d’une façon malhonnête. Tu tentes de semer la dissension entre nous, qui n’avons qu’un seul cœur. Toutefois, je ne suis pas maître du destin, et c’est pourquoi je mise cette fois mon frère Arjuna, le plus grand archer du monde.
Shakouni lance les dés.
— Une fois de plus, j’ai gagné! Que miseras-tu, maintenant?
— Bhima, qui à lui seul peut gagner une bataille.
Shakouni lance les dés.
— Gagné! Te reste-t-il quelque chose à miser?
— Je n’ai plus que moi-même, l’aîné de mes frères et le roi d’Indraprastha. Je serai donc le prochain enjeu.
— Gagné! Que pourrait-il bien te rester après t’être perdu toi-même? Mais j’y pense, il y a encore la belle Draupadi; pourquoi ne pas la miser?
— Soit, vil escroc, Draupadi sera mon prochain enjeu.
Dès que le roi Youdhishthira eut prononcé ces mots, on entendit les anciens hurler de terreur. Bhishma, Drona et Kripa étaient couverts de transpiration, et Vidoura tenait sa tête entre ses mains, tel un handicapé mental. Il regardait par terre et respirait lourdement. Seul Dhritarashtra avait la joie dans l’âme. Il demandait avec insistance: «Quel est l’enjeu, cette fois? Quel est donc l’enjeu? Ne me faites pas languir.» Il n’arrivait pas à taire ses émotions. Karna riait aux éclats, mais partout dans l’assemblée, ce sont plutôt des larmes qui coulaient.
Prenant dans ses mains les dés imprégnés de pouvoirs trompeurs, Shakouni les lance au sol et déclare avec désinvolture:
— Voyez! J’ai maintenant tout gagné!
Le choc du silence frappa à l’instant l’assemblée tout entière.