La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
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Le funeste complot
Après avoir quitté Indraprastha, Duryodhana brûlait toujours d’envie. Il ne pouvait tolérer de voir l’opulence des Pandavas. Après être tombé dans l’eau et avoir été ridiculisé par Bhima, Duryodhana se promit de détruire les Pandavas. Il dit à Shakouni:
— Mon oncle, les rois de la Terre sont maintenant sous l’autorité de Youdhishthira. J’éprouve à son égard une envie telle qu’elle me consume jour et nuit. Les Pandavas jouissent de l’appui de Krishna et Balaram, ainsi que des dynasties Yadou et Vrishni. Le roi Droupada et ses fils se sont aussi ralliés à leur cause. Je n’en peux plus de voir ainsi prospérer les Pandavas. Comment pourrais-je continuer à vivre alors que la force des Pandavas ne cesse d’augmenter? Avec l’aide de Karna, de Drona, de Bhishma, de Kripa et de mes frères, je ne songe qu’à les attaquer et à leur ravir toutes les richesses qu’ils possèdent. Rassemblons immédiatement notre armée et exterminons-les.
— Krishna, Arjuna, Youdhishthira, Bhima, Nakoula, Sahadéva, Droupada et ses fils ne pourront jamais être vaincus par la force, pas même par les dévas, répondit Shakouni. Néanmoins, je connais un moyen de vaincre Youdhishthira. Il aime jouer aux dés, bien que sa performance au jeu soit médiocre, et jamais il ne refusera un duel. Je suis quant à moi expert aux dés, personne au monde ne m’égale. Si je joue en ton nom, il me sera facile de gagner le royaume des Pandavas, sans qu’aucune goutte de sang ne soit versée. Les dés deviendront ainsi plus mortels que l’épée.
Une envie insoutenable
Shakouni se rendit alors auprès du roi Dhritarashtra pour l’informer de la tristesse et du malheur de son fils Duryodhana. Dhritarashtra fit aussitôt appeler Duryodhana et lui dit:
— Mon fils, d’où te vient cette peine? Toute ma richesse t’appartient et tous mes sujets t’obéissent; tu possèdes de grands trésors et tu manges la meilleure nourriture qui soit; tu dors sur des lits opulents et tu conduis les meilleurs chevaux; tu n’as donc aucune raison de sombrer dans la dépression.
— Ce que tu dis est vrai, répliqua Duryodhana, mais toute cette aisance ne m’apporte aucune satisfaction, car mon cœur est rempli de jalousie. Après avoir vu l’opulence de Youdhishthira, mes propres richesses ne me comblent nullement. L’opulence des fils de Kounti rend la mienne insignifiante, et cela me trouble. Le roi de Kamboja a fait parvenir à Youdhishthira des centaines de milliers d’éléphants ainsi que trente mille chamelles. Les rois de ce monde lui ont apporté des tas de joyaux et de bijoux, ainsi qu’une immense quantité d’or. Et lors du rajasouya, on lui a offert des milliers de chars et de chevaux de la plus haute qualité. Jamais auparavant je n’ai vu une telle richesse. Même les dévas n’en possèdent pas autant. Mon cœur brûle de voir une telle opulence, maintenant égale à celle de Brahma, entre les mains de Youdhishthira. Je ne peux plus vivre en paix.
Ruse et perfidie
C’est à ce moment que Shakouni, au cœur mal intentionné, s’adressa au roi Dhritarashtra:
— Mon cher roi, je connais un moyen d’apaiser Duryodhana. Je suis expert au jeu, et plus particulièrement aux dés. Youdhishthira, lui aussi, aime en jouer, mais sa technique laisse à désirer. Si ton fils Duryodhana le provoque en duel, je jouerai pour lui et gagnerai le royaume des Pandavas. Aucune goutte de sang ne sera versée, et tout le royaume appartiendra alors à Duryodhana.
— J’en discuterai avec Vidoura, qui possède une grande sagesse, répondit Dhritarashtra, et je vous ferai part ensuite de notre décision. Toutefois, je tiens à vous mettre en garde: ne jalousez point les Pandavas. Celui qui envie la richesse d’autrui aura à subir les affres de la mort. Youdhishthira est ton ami, Duryodhana; jamais il ne te jalouse. Pourquoi donc l’envier? Je vous considère tous les deux comme mes propres fils, et c’est pourquoi je t’implore de te défaire de cette jalousie toxique.
— Lorsqu’un jour je marchais dans le palais d’assemblée des Pandavas, raconta Duryodhana, je suis tombé dans l’eau. Bhima s’est alors moqué de moi, et je fus envahi par la colère. N’eût été de la présence de Krishna, j’aurais tué ce Bhima. Il est naturel d’avoir des amis et des ennemis; ils nous sont tous envoyés par la Providence. Les Pandavas sont mes ennemis jurés, et je les détruirai. Je ne serai pas satisfait tant que je ne les aurai pas exterminés. Ne laissons pas l’ennemi accroître sa puissance. Si tu demandes conseil à Vidoura, il te dira de laisser tomber l’affaire, et si tu ne mets pas mon plan à exécution, je m’enlèverai la vie. Après ma mort, tu pourras toujours chercher consolation auprès de Vidoura!
Malgré le bon conseil
Sur ces troublantes paroles de son fils bien-aimé, Dhritarashtra donna l’ordre suivant:
— Que l’on fasse immédiatement construire un palais d’assemblée dans la ville de Jayanta. Les colonnes doivent être en or, et les murs incrustés des joyaux les plus précieux. Quand il sera terminé, venez m’en faire part.
Dhritarashtra fit alors venir Vidoura et, en privé, lui révéla son plan. Vidoura dit aussitôt au roi aveugle:
— Ô roi, je n’approuve nullement cette partie de dés. Tu dois voir à ce que tes fils et tes neveux ne se querellent point.
— Ô Vidoura, si les dévas font preuve de bienveillance envers nous, tout ira bien au cours de cette partie de dés. Par ailleurs, il ne s’agit que d’une partie amicale entre cousins. Tant que j’y serai présent avec Bhishma, Drona et toi-même, que peut-il arriver? Rends-toi donc à Indraprastha et invite les Pandavas à y prendre part. Ma décision est irrévocable; n’en parlons plus. Après tout, le destin a la main haute sur tout.
Quand le devoir l’emporte sur la raison
En entendant ces paroles du roi aveugle, Vidoura conclut que sa dynastie était déjà ruinée, et c’est le cœur gros qu’il se rendit auprès de Bhishma pour lui faire part du plan malsain de son neveu. Puis, donnant suite à l’exhortation de Dhritarashtra, Vidoura se rendit à Indraprastha, où il fut reçu chaleureusement par Youdhishthira et les autres. Après lui avoir offert un siège confortable, Youdhishthira lui demanda:
— Tu sembles malheureux. Est-ce que tout va bien? Quelqu’un est-il malade? S’il te plaît, révèle-nous ton cœur.
Vidoura leur transmit l’ordre intimé par le roi Dhritarashtra: les Pandavas devaient se rendre au palais d’assemblée de Jayanta et s’y livrer à une partie de dés. Youdhishthira dit alors:
— Si nous jouons aux dés, une querelle s’ensuivra. Ô Vidoura, que devons-nous faire? Veuille nous éclairer.
— Je sais bien que le jeu est la racine de tous les vices. J’ai tenté de convaincre le roi de ne pas céder à un tel méfait, mais il a refusé de m’écouter. Shakouni, le roi de Gandhara, est prêt à jouer au nom de Duryodhana. C’est un sorcier du jeu; tu perdras tout, cela ne fait aucun doute. Sachant cela, agis pour ton bien et celui de tes frères.
— Il semble que Duryodhana soit déterminé à s’approprier nos biens par des voies illicites. Toute la manifestation cosmique est sous le contrôle d’une autorité supérieure; nul n’est libre d’agir comme il l’entend. Je n’ai certes pas le désir de prendre part à cette partie de dés, mais il va du devoir d’un kshatriya de ne jamais refuser un duel, que ce soit au jeu ou au combat. Il m’est donc impossible de refuser.
Sitôt prononcés ces mots, les Pandavas se préparèrent à se rendre à Jayanta accompagnés des femmes de leur palais.