La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
La libération de Shishoupala
Dans l’assemblée des éminentes personnalités réunies pour le rajasouya de Maharaja Youdhishthira se trouvait également le roi Shishoupala, un ennemi juré de Krishna, et ce pour plusieurs raisons, l’une d’elles, et non la moindre, étant que le Seigneur lui avait arraché sa promise, Roukmini, au cours même de la cérémonie nuptiale qui devait consacrer leur union. Il ne pouvait donc tolérer de voir tant d’honneurs offerts à Krishna, et d’entendre ses gloires ainsi louées. Loin de s’en réjouir, il en concevait une vive colère.
Quand tous se levèrent pour offrir leur hommage à Krishna, Shishoupala resta donc bien assis sur son siège; mais lorsque sa rage fut à son comble, il se leva brusquement et, le bras en l’air, se mit à parler avec véhémence contre le Seigneur en s’assurant que Krishna puisse l’entendre distinctement.
Le serpent éjecte son venin
«Vénérable assemblée, je constate ici que, malgré la présence de nombreuses personnalités de marque, le temps exerce une influence telle que tous se sont laissés fourvoyer par les dires d’un jeune homme parlant sottement de Krishna. Nombreux, dans cette assemblée, sont les sages érudits et les anciens, mais eux-mêmes ont bêtement accueilli les propos du jeune insensé. Voilà qui prouve que sous l’influence du temps, même l’intelligence d’aussi honorables personnes peut s’égarer. Je conçois tout à fait que les sommités réunies ont les compétences requises pour choisir un président d’assemblée digne des premiers honneurs; mais comment adhérer aux affirmations d’un jeune homme tel Sahadéva, qui glorifie Krishna en termes si naïvement élogieux?
«Je vois dans cette assemblée de grands ascètes et érudits dont la sagesse peut libérer de nombreuses victimes des griffes de l’existence matérielle. Sont également présents d’illustres saints, brahmanas et âmes réalisées. N’importe qui d’entre eux aurait pu être choisi pour recevoir les premiers honneurs, car tous sont dignes d’être vénérés par les grands dévas, rois et empereurs. Je ne comprends pas comment vous avez pu élire ce jeune pâtre, Krishna, aux dépens de toutes ces grandes personnalités.
«Pour ma part, Krishna ne vaut pas mieux qu’un corbeau. Nous ne sommes pas même en mesure de certifier à quel ordre social il appartient, non plus que les devoirs qui lui incombent. Il n’est issu d’aucune famille noble, et il est si indépendant qu’il semble ignorer tous les principes religieux. Il agit toujours au gré de sa fantaisie, sans se soucier des injonctions védiques ou des principes régulateurs de l’existence. Il ne possède donc, à vrai dire, aucune qualité.
«Puisqu’il en est ainsi, comment peut-il mériter les premiers honneurs? L’insanité de Krishna lui a fait quitter Mathura, ville peuplée de dignes et respectables citoyens adhérant à la culture védique, pour se réfugier là où l’on ne parle même jamais des Védas! Au lieu de vivre au grand jour, il s’est construit une forteresse entourée d’eau et vit dans une atmosphère où la sagesse védique brille par son absence. Et lorsqu’il quitte cette citadelle, ce n’est que pour accabler les citoyens, comme le ferait un hors-la-loi, un voleur ou un bandit.»
Intolérable outrage
Plus il déblatérait ses âneries, plus Shishoupala devenait fou de rage à l’idée que Krishna ait pu être élu comme la personne la plus respectable de l’assemblée, digne de recevoir les premiers honneurs à être offerts. Ayant complètement perdu la raison, il continua à insulter Krishna, et le Seigneur l’écouta patiemment, sans protester. Il n’était pas plus troublé par ses propos qu’un lion ne s’émeut des cris d’une meute de chacals, et il ne répondit à aucune des accusations formulées par Shishoupala. Mais à l’exception de quelques partisans de Shishoupala, tous les membres de l’assemblée se trouvèrent grandement perturbés de ce violent outrage à l’endroit du Seigneur.
Se jugeant incapables de prendre les mesures nécessaires pour châtier le vil Shishoupala, certains quittèrent aussitôt l’assemblée en signe de protestation, couvrant leurs oreilles de leurs mains pour ne pas entendre davantage de blasphèmes, et condamnant à hauts cris l’attitude de Shishoupala.
Un secret bien gardé
Tous les grands souverains présents furent quant à eux pris d’une vive colère et s’emparèrent sur-le-champ de leur sabre et de leur bouclier afin de tuer Shishoupala. Bhima se leva aussi pour combattre le serpent, mais il en fut empêché par Bhishma, qui lui dit:
— Shishoupala n’est pas destiné à mourir de ta main. Laisse-moi te raconter son histoire. Il est né avec quatre bras et trois yeux, et à sa naissance, il brayait comme un âne. Ses parents voulurent l’abandonner, le croyant être un démon, mais voilà qu’ils entendirent une voix dans le ciel: «N’abandonnez-pas cet enfant. Il deviendra un puissant guerrier. Il n’est pas destiné à mourir pendant son enfance, mais celui qui le tuera a déjà vu le jour en ce monde.»
Bhishma poursuivit:
— La mère de l’enfant demanda alors: «Par qui mon fils sera-t-il tué?» La voix céleste lui répondit: «Lorsque l’enfant perdra ses deux bras supplémentaires et son troisième œil après s’être assis sur les genoux d’un invité, tu sauras que cette personne est celle qui tuera ton fils.»
Bien que l’enfant ait par la suite été placé sur les genoux de milliers de rois et de princes, la prophétie ne se réalisait toujours pas. Puis, un jour, Krishna et son frère Balarama vinrent visiter le royaume de Cédi. Ils y furent accueillis comme il se doit, et après qu’ils se furent assis confortablement, la reine plaça son enfant sur les genoux de Krishna. À l’instant même, l’enfant perdit ses deux bras supplémentaires ainsi que son troisième œil. Prise d’épouvante, la reine implora alors le Seigneur: «Ô Krishna, promets-moi que tu pardonneras les offenses de mon fils Shishoupala.» Ce à quoi le Seigneur répondit: «Je t’assure, ô reine, que je pardonnerai à ton fils cent offenses. Cesse maintenant de t’affliger.»
Bhishma conclut:
— Ô Bhima, ce roi n’est pas destiné à mourir de ta main. Il a déjà prononcé plus de cent offenses et sera bientôt tué par le roi de l’univers en personne.
Une fin annoncée
Shishoupala était si bête qu’il ne fut pas le moindrement troublé de voir tous les autres rois prêts à lui ôter la vie. Il n’était pas question pour lui de reconsidérer ses sottes et injurieuses paroles. Il s’empara donc lui aussi de son sabre et de son bouclier afin de repousser ses assaillants.
Lorsque Krishna vit qu’une bataille allait s’engager dans l’arène sacrificielle du rajasouya, il résolut d’éviter un carnage en tuant lui-même Shishoupala. Il se saisit de son disque, tranchant comme un rasoir, et dans l’instant sépara la tête de Shishoupala du reste de son corps.
Shishoupala mort, une ovation s’éleva de la foule. Profitant de ce moment, les quelques rois qui avaient appuyé le mécréant, craignant pour leur vie, quittèrent en vitesse l’assemblée. Par la miséricorde immotivée du Seigneur, l’âme de Shishoupala, ô combien fortunée, se fondit alors dans le corps de Krishna à la façon d’un météore enflammé tombant à la surface du globe, et ce, au vu de tous.
Car, bien que Shishoupala eut agi en ennemi de Krishna, pas un seul instant il n’avait cessé de penser à lui. Toujours, il gardait conscience du Seigneur, ce qui lui valut d’obtenir, dans un premier temps, la libération qui consiste à se fondre dans l’existence du Suprême, puis, en fin de compte, de réintégrer sa position originelle au service du Seigneur.