La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
La rancœur d’Amba
Après s’être retirée dans la forêt, Amba visita l’ermitage de certains grands sages et les informa de son sort. Un de ces sages lui dit que Parashourama, le maître d’armes de Bhishma, devait leur rendre visite le lendemain, et qu’il accepterait sûrement de chercher à convaincre Bhishma de l’épouser.
Le lendemain, Parashourama se présenta tel que prévu, et Amba lui fit part de sa mésaventure, puis l’implora de tuer Bhishma s’il refusait de l’épouser. Ému par l’histoire de la princesse, Parashourama lui dit:
— Bhishma m’obéira. Chasse ton angoisse; ton désir sera bientôt comblé.
Parashourama, le vainqueur des kshatriyas, se rendit ensuite à Hastinapoura. Apprenant son arrivée, Bhishma sortit de la ville pour l’accueillir et lui offrir le respect dû à son rang. Le maître d’armes demanda alors à son élève:
— Qu’avais-tu en tête lorsque tu as kidnappé la princesse de Kashi après avoir fait vœu de célibat? Et pourquoi l’as-tu renvoyée? Tu l’as touchée de tes mains; personne ne veut plus d’elle désormais. Même le roi Shalva l’a rejetée. Il ne sied aucunement qu’elle soit ainsi humiliée. C’est pourquoi je t’ordonne de l’épouser, conformément aux prescriptions védiques.
— Il m’a été impossible de donner la main de cette jeune fille à mon frère, lui répondit Bhishma, car elle avait décidé d’épouser Shalva. Quant à moi, j’ai fait le vœu de vivre dans la continence toute ma vie, et rien ni personne ne m’en fera dévier.
En entendant les paroles de son disciple, Parashourama devint fou de rage.
— Si tu n’exécutes pas mon ordre, je te tuerai sur-le-champ.
Bhishma tenta d’apaiser son maître d’armes, mais en vain.
— Tu m’as accepté comme précepteur, lui dit Parashourama, et pourtant, tu refuses d’accéder à ma requête. Si tu aspires à me plaire, accepte la main de cette jeune fille.
— Je ne peux me plier à une telle requête, ô meilleur d’entre les sages, répondit Bhishma. Ta tentative est vaine, ô fils de Jamadagni. Qui parmi les kshatriyas prendrait chez lui une femme dont le cœur est promis à un autre?
Ô brahmana, n’est-il pas dit qu’on peut ignorer les instructions du précepteur s’il pêche par orgueil, s’il ne peut distinguer le bien du mal, ou s’il dévie de la voie juste? Tu es mon maître, et j’ai tenté de te faire entendre raison, mais tu ne joues pas ton rôle correctement, et c’est pourquoi je me battrai avec toi.
Daigne me livrer bataille afin que, criblé de mes flèches, tu puisses atteindre les régions célestes. Nous avons tous entendu parler de tes prouesses contre les kshatriyas, il y a de cela très longtemps. Toutefois, en ces temps-là, Bhishma n’était pas encore né. Or, il a depuis vu le jour, et c’est par sa main que tu seras humilié!
Un duel de titans
Bhishma et Parashourama se rendirent alors à Kouroukshétra pour y régler leurs comptes. Ils se lancèrent l’un l’autre des pluies de flèches. La bataille dura toute la journée, sans qu’aucun des deux n’en sorte vainqueur. Après le combat, le conducteur du char de Bhishma retira les flèches de son propre corps, puis de celui de Bhishma et de ses chevaux. Le fils de Ganga se dirigea ensuite vers son campement pour y passer la nuit.
Le lendemain, au lever du jour, Bhishma offrit son hommage à son précepteur, après quoi le combat reprit. Ce jour-là, toutes les armes célestes y passèrent. Parashourama lança une flèche enflammée qui atteignit Bhishma droit au cœur et le rendit momentanément inconscient. Après que le conducteur de son char l’eut amené en retrait de la bataille, Bhishma retrouva ses esprits, puis usa d’une arme puissante contre Parashourama, qui perdit conscience à son tour.
La princesse Amba, qui avait tout vu de l’affrontement, réveilla le maître d’armes avec de l’eau froide et de douces paroles. Puis, la bataille reprit de plus belle. Elle se poursuivit ainsi pendant vingt-trois jours, et le soir du vingt-troisième jour, Bhishma, étendu sur sa couche, se prit à penser:
— Cette bataille dure depuis déjà trois semaines, et je ne parviens pas à vaincre le puissant fils de Jamadagni. Si je suis destiné à la victoire, les dévas se doivent de m’aider.
Bhishma finit par s’endormir, et pendant son sommeil, huit brahmanas lui apparurent et lui dirent:
— Ô fils de Ganga, n’aie nulle crainte! Non seulement te protégerons-nous contre le fils de Jamadagni, mais nous t’aiderons aussi à le vaincre. Demain, durant l’affrontement, certains mantras te viendront à l’esprit, grâce auxquels tu pourras lancer sur Parashourama une arme qui aura raison de lui, sans toutefois le tuer. Tu n’encourras donc aucune faute.
Après avoir ainsi parlé, les huit brahmanas disparurent.
L’impasse
Le lendemain, aux aurores, Bhishma se prépara joyeusement au combat, et Parashourama fit de même. Ce jour-là, au cours de la bataille, Bhishma voulut utiliser une arme conçue pour provoquer le sommeil. Il entendit toutefois des voix célestes lui interdisant de le faire. N’y portant aucune attention, il plaça l’arme sur son arc et s’apprêta à la décocher.
C’est alors que le sage Narada Mouni apparut sur les lieux et dit à Bhishma:
— Ô descendant de Kourou, ne déclenche pas cette arme. Même les dévas te l’interdisent. Parashourama est un brahmana qui accomplit de rudes austérités, et il est de plus ton précepteur. Tu ne dois pas l’humilier de la sorte.
Pendant que Narada parlait ainsi à Bhishma, les huit brahmanas que ce dernier avait vus en rêve apparurent sur les lieux et incitèrent Bhishma à suivre le sage conseil de Narada. Après les avoir écoutés, Bhishma se résolut à retirer de son arc l’arme meurtrière.
Au même instant, Jamadagni apparut sur les lieux et s’adressa en ces termes à Parashourama:
— Mon cher fils, mets fin à ce combat avec Bhishma. L’héroïsme et le courage sont les attributs du kshatriya, tandis que l’étude des Védas et l’austérité constituent la richesse du brahmana. Tu as jadis pris les armes afin de protéger les brahmanas, mais tel n’est pas aujourd’hui le cas. Que cette bataille avec Bhishma soit ta dernière.
— Je ne peux abandonner la lutte, rétorqua Parashourama. J’ai fait le vœu de ne jamais quitter le champ de bataille avant d’avoir vaincu mon adversaire. La démission de Bhishma constitue la seule issue possible à ce combat.
Jamadagni alla ensuite trouver Bhishma et lui dit:
— Ô fils de Shantanou, tu ne dois plus te battre avec ton précepteur. Va plutôt lui offrir ton hommage.
— J’ai fait le vœu de ne jamais rendre les armes avant d’avoir eu raison de mes ennemis, répondit Bhishma. Il en va de mon devoir de kshatriya.
Retournant auprès de son fils, Jamadagni tenta une fois de plus de le raisonner:
— Sache, ô fils de la dynastie de Brighu, qu’il te sera impossible de vaincre Bhishma, comme il lui sera impossible de te vaincre. Selon les desseins de la Providence, Bhishma doit être tué par Arjuna.
Surgissent alors du ciel des dévas qui empêchent Parashourama de poursuivre le combat en obstruant son char. Au même instant, les huit brahmanas du rêve de Bhishma se présentent devant lui et l’enjoignent, pour son plus grand bien, d’aller offrir ses respects à son précepteur.
Voyant son maître déposer les armes, Bhishma s’approche de lui et lui rend humblement hommage. Parashourama dit alors à son disciple:
— Aucun guerrier ne t’égale sur la Terre. Je suis ravi de ta vaillance et de ton humilité.
Le sort d’Amba
Bhishma retourne alors à Hastinapoura, sa capitale, tandis que Parashourama dit à Amba:
— Ô princesse de Kashi, j’ai combattu de toutes mes forces, et pourtant, je n’ai pas su vaincre Bhishma. Va où bon te semble, jeune et jolie princesse; je ne peux plus rien pour toi.
Amba désirait néanmoins plus que tout la mort de Bhishma. Elle entra dans la forêt et entreprit de s’y livrer à une ascèse rigoureuse. Elle cessa de manger et de boire; seul l’air ambiant la nourrissait. Six mois durant, elle resta immobile tel un arbre, pour ensuite pénétrer dans les eaux de la Yamuna et y demeurer une année entière. Après quoi elle se tint debout, talons levés, pendant douze ans, jusqu’à emplir le ciel d’un feu brûlant.
Puis un jour, Ganga, la mère de Bhishma, s’approche d’elle et lui demande, perplexe:
— Chère princesse, pourquoi te livres-tu à ces austérités?
— Je compte obtenir la mort de Bhishma, de répondre Amba. Par sa faute, il m’est dorénavant impossible de vivre comme une femme normale.
— Tu n’es qu’une femme vengeresse, lui dit Ganga. Jamais tu n’atteindras ton but. Tu deviendras plutôt une rivière desséchée, et ton lit ne s’emplira d’eau que durant la saison des pluies. Mais personne n’osera s’y baigner, car des bêtes féroces y vivront.
Ainsi frappée de malédiction, Amba devint effectivement une rivière. Toutefois, vu la force de son ascèse, elle put conserver la moitié de son corps de princesse, et ainsi poursuivre ses austères pratiques, jusqu’à gagner la faveur de Shiva, qui lui apparut et s’offrit à lui accorder une bénédiction. Elle l’implora alors de lui accorder la mort de Bhishma, ce à quoi il répondit:
— Bhishma sera tué par toi.
— Comment moi, une femme, parviendrai-je à tuer Bhishma? demanda Amba, interloquée.
— Mes paroles n’ont pas été prononcées en vain, répondit Shiva. Dans ta vie prochaine, tu naîtras en tant que femme dans la famille du roi Droupada, et tu seras changée en homme au cours de ta vie même. Tu deviendras alors un grand guerrier, et la haine que tu portes maintenant à Bhishma te reviendra à l’esprit. C’est alors que tu le feras périr au combat.
Shiva disparut aussitôt, et Amba, le cœur rempli de joie et désireuse de renaître le plus tôt possible, ramassa du bois pour construire un bûcher qu’elle alluma afin de pouvoir entrer dans les flammes en répétant: «Mon vœu est que Bhishma soit tué.»
Comme prévu, Amba reprit naissance dans la famille du roi Droupada, et devint dès lors connue sous le nom de Shikhandi.