La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
La libération de Jarasandha
L’idée émise par Uddhava avant le départ de Krishna pour Hastinapoura prenait maintenant forme concrète. Jarasandha était un homme de famille fidèle à ses devoirs, et il portait grand respect aux brahmanas. Puissant guerrier et roi kshatriya, jamais il ne négligeait les enseignements des Védas, où les brahmanas sont tenus pour les maîtres spirituels de tous les autres ordres de la société. Krishna, Arjuna et Bhimaséna étaient en vérité des kshatriyas, mais c’est déguisés en brahmanas qu’ils se présentèrent devant Jarasandha à l’heure où ce dernier s’apprêtait à faire des dons charitables aux brahmanas.
Krishna s’adressa au roi en ces termes:
— Nous sommes trois hôtes en ton palais royal, venus de loin t’implorer de nous accorder la charité et animés de l’espoir que ta bonté exaucera tous nos vœux. Nous connaissons tes grandes qualités. Une personne aussi bienveillante que ta majesté peut octroyer tout ce qui lui est demandé. Et en noble personnage que tu es, tu ne fais aucune distinction entre parents et étrangers. Ta générosité assurera à jamais ta renommée, au-delà même de la mort.
Tout en l’écoutant, Jarasandha remarqua que ces trois-là ne semblaient point être de véritables brahmanas. Certains signes sur leur corps montraient qu’ils étaient en fait des kshatriyas. Ainsi de leurs épaules marquées de la trace de l’arc, de leur forte stature et de leur voix grave et autoritaire. Il se disait en outre qu’il les avait déjà vus quelque part. Mais bien qu’ils fussent à n’en point douter des kshatriyas, ils étaient venus mendier quelque aumône, tels des brahmanas. Il décida donc de combler leurs désirs, songeant que leur position était déjà diminuée du fait qu’ils s’étaient présentés devant lui tels des mendiants.
Le chat sort du sac
Jarasandha s’adressa donc comme suit à ses trois visiteurs:
— Chers brahmanas, vous pouvez me demander tout ce que vous voulez; si vous le désirez, vous pouvez même obtenir ma tête; je suis en effet disposé à exaucer tous vos vœux.
— Ô roi, répondit Krishna, sache que nous ne sommes point de véritables brahmanas, et que nous ne sommes pas non plus venus quémander céréales ou autres denrées. Nous sommes tous des kshatriyas, venus ici obtenir de toi que tu te battes en duel avec l’un d’entre nous. Nous espérons seulement que tu accéderas à notre requête. Sache encore que voici le second fils du roi Pandou, Bhimaséna, ainsi que son troisième, Arjuna. Quant à moi, je ne suis autre que ton vieil ennemi Krishna, le cousin des Pandavas.
Dès que Krishna eut révélé son identité, le roi se mit à rire avec force, puis, enragé, s’exclama d’une voix grave:
— Insensés que vous êtes! Si vous désirez vous battre avec moi, c’est déjà accordé. Cependant, toi, Krishna, je te sais un lâche. Par peur de ma personne, tu as fui ta propre ville, Mathura, et tu as maintenant pris refuge de l’océan. Je refuse donc de me battre avec toi. Quant à Arjuna, il est plus jeune que moi et de force inférieure. Je refuse donc également de m’opposer à lui dans un combat par trop inégal. Mais Bhimaséna, lui, semble digne de ma puissance.
Un combat de titans
Sitôt ces mots prononcés, Jarasandha tend une lourde masse à Bhima et s’empare lui-même d’une arme semblable. Puis, tous deux sortent de la ville pour s’affronter. Bhima et Jarasandha s’engagent alors dans un terrible duel. De leurs masses respectives, puissantes comme la foudre, ils se frappent l’un l’autre avec rudesse. Si grand leur art du combat à la masse, si belle et parfaite leur technique, qu’ils semblent danser sur une scène, tels des comédiens. Chaque collision de leurs masses résonne tel l’entrechoquement des énormes défenses de deux éléphants au combat.
Toutes les masses dont font successivement usage Bhima et Jarasandha finissent par se briser, et les deux ennemis se préparent à un corps-à-corps. Fous de rage, ils entreprennent de s’écraser l’un l’autre de leurs poings d’acier. Chaque coup résonne comme le tonnerre. On dirait vraiment deux éléphants au combat. Mais hélas, ni l’un ni l’autre n’arrive à vaincre son adversaire, car tous deux jouissent d’une force égale, et leurs techniques de lutte sont aussi comparables. Ne connaissant ni la fatigue ni la défaite, Bhimaséna et Jarasandha se frappent l’un l’autre sans répit, et à la fin d’une journée de combat, tous deux passent la nuit comme des amis, dans le palais de Jarasandha, pour reprendre leur affrontement le jour suivant. Ainsi s’écoulent vingt-sept jours…
À l’aube du vingt-huitième jour de combat, Bhima dit à Krishna:
— Cher Seigneur, je dois franchement admettre mon incapacité à conquérir Jarasandha.
Krishna connaît cependant le secret de la naissance de Jarasandha (voir l’épisode précédent), et donc aussi le moyen de mettre fin à ses jours: puisqu’il a été amené à la vie en joignant les deux parties de son corps, il perdra la vie si l’on sépare à nouveau ces deux parties. En cours de combat, Krishna transfère donc sa puissance surhumaine à Bhima et lui signifie comment procéder en arrachant d’un arbre une brindille qu’il bifurque entre ses mains.
Bhimaséna s’empare aussitôt des jambes de Jarasandha et le projette au sol. Tout en maintenant l’une des jambes du roi au sol avec son pied, il s’empare rapidement de l’autre à deux mains et déchire ensuite son corps de l’anus à la tête. Les proches spectateurs peuvent maintenant voir le corps du roi séparé en deux moitiés, chacune comprenant une jambe, une cuisse, un testicule, une moitié de poitrine et de colonne vertébrale, une clavicule, un bras, un œil et une oreille – un demi-visage!
Dès que fut annoncée la mort de Jarasandha, les citoyens de Magadha se mirent à crier «Hélas, hélas!», pendant que Krishna et Arjuna étreignaient Bhimaséna et le félicitaient de sa victoire. Krishna fit alors venir sans tarder le fils de Jarasandha, du nom de Sahadéva – comme le plus jeune des Pandavas –, et veilla à ce qu’il soit dûment intronisé afin de succéder à son père et de régner paisiblement sur le royaume. Cela fait, le Seigneur des seigneurs s’employa à délivrer tous les rois et les princes que Jarasandha avait haineusement emprisonnés (voir l’ épisode 32).