La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
Bhishma obtient trois reines
pour Vichitravirya
Le temps venu, Satyavati donna naissance à un enfant hautement talentueux qu’on appela Chitrangada, puis à un autre appelé Vichitravirya, destiné à devenir un puissant archer. Sous l’imparable influence du temps qui passe, le roi Shantanou en vint peu à peu à se sentir vieillissant. Il résolut alors de se retirer dans la forêt pour se vouer à la pleine réalisation de soi. Spirituellement éclairé, il savait distinguer l’âme du corps; il était ce qu’on appelle un rajarshi, un sage dans la peau d’un roi. Non seulement comptait-il lui-même mettre un terme à la répétition des morts et des renaissances en s’en remettant au Seigneur des seigneurs, mais il incitait ses sujets à poursuivre eux aussi le but ultime de leur vie.
Avant son départ, le roi Shantanou intronisa son fils Chitrangada et lui confia la gouvernance du royaume sous la tutelle de Bhishma qui, bien qu’étant l’aîné des héritiers du monarque, avait renoncé au trône en faisant vœu de célibat. Shantanou put alors se retirer en paix dans la forêt pour y pratiquer ascèse et méditation sur la forme personnelle du divin Vishnou, et se vouer tout entier à son service en pleine conscience de la relation éternelle l’unissant à lui. Après avoir ainsi parfait son existence, il quitta son corps et s’éleva jusqu’au monde spirituel.
En sa qualité de nouvel empereur, Chitrangada eut tôt fait de subjuguer tous les rois de la Terre. Or, il se trouvait que sur les planètes édéniques, le roi des Ghandarvas s’appelait, lui aussi, Chitrangada. Lorsque ce dernier apprit qu’un habitant de la Terre portait le même nom que lui et jouissait d’un grand pouvoir, il décida de provoquer le fils de Satyavati au combat.
Pendant trois années complètes, ils livrèrent bataille à Kouroukshétra. Tous deux étaient fort vaillants, mais le prince des Kourous fut finalement vaincu. Le roi des Ghandarvas, le cœur joyeux, retourna alors dans son royaume céleste.
Le roi est mort. Vive le roi!
Son demi-frère mort, Bhishma accomplit les rites funéraires, puis intronisa Vichitravirya, bien que ce dernier ne fût encore qu’un enfant. Il incomba donc à Bhishma d’administrer le royaume jusqu’à ce que Vichitravirya soit en âge de le faire.
Bhishma s’occupa de Vichitravirya comme un père, et veilla soigneusement à l’éducation du nouveau roi. Dès que son protégé atteignit l’âge de se marier, Bhishma songea en outre à lui procurer une reine. Il apprit alors que, non loin de là, dans le royaume de Kashi, trois princesses belles comme des Apsaras s’offraient en mariage, et qu’elles choisiraient elles-mêmes leur époux. Bhishma se rendit seul à Varanasi, la cité où s’étaient assemblés d’innombrables monarques dans l’espoir de gagner les faveurs d’une des trois princesses, dont les noms étaient Amba, Ambika et Ambalika.
Pendant que l’on présentait les filles du roi de Kashi à l’assemblée des princes kshatriyas, Bhishma, au milieu de tous, leur adressa ces mots:
— Il existe plusieurs sortes de mariages, mais les sages estiment tout particulièrement le prétendant qui, entouré de compétiteurs, parvient à conquérir une princesse en usant de sa force. Par conséquent, efforcez-vous de me vaincre, ou vous serez par moi vaincus.
Ayant prononcé ces paroles, Bhishma s’empare des trois princesses, les assoit sur son char et se dirige hors de la ville. Les princes kshatriyas, rouges de colère, provoquent alors Bhishma au combat. Revêtant leurs armures, ils se ruent vers lui et le criblent de flèches acérées. Avec ses propres flèches, Bhishma neutralise les leurs et transperce de trois flèches chacun de ses adversaires. Les princes lancent alors vers Bhishma des dards et des javelots. Si chaude est la lutte, que plusieurs perdent courage. Finalement, le fils de Ganga en sort victorieux, pour ensuite rentrer dans sa capitale en compagnie des trois princesses, qu’il offre aussitôt à Vicitravyria, son jeune frère roi.
Le souhait d’Amba
Après cet extraordinaire exploit, Bhishma prépara le mariage de son cadet. C’est à ce moment qu’Amba, l’aînée des filles du roi de Kashi, parla ainsi à Bhishma:
— Dans mon cœur, j’avais choisi d’épouser le roi Shalva, et lui-même en son cœur m’avait choisie. De plus, mon père favorisait notre union. Si tu ne m’avais pas enlevée, c’est à lui que j’aurais offert ma guirlande de fleurs. Ô Bhishma, tu es versé dans l’éthique; à toi de décider si je suis libre de partir ou non.
Bhishma réfléchit un instant, et après avoir consulté des brahmanas qualifiés, il décida qu’Amba retournerait dans le royaume de Kashi afin d’épouser l’élu de son cœur. Les deux autres princesses, Ambika et Ambalika, belles comme des déesses, épousèrent néanmoins Vichitravirya et s’en trouvèrent des plus fortunées. Elles aimaient et respectaient leur époux commun. Cependant, au bout de seulement sept ans, Vichitravirya fut atteint de la tuberculose et en mourut, au printemps même de sa vie. Bhishma en ressentit un vif chagrin.
Entre temps, la princesse Amba avait quitté la ville d’Hastinapoura et était retournée dans la province où régnait le roi Shalva. Ayant obtenu audience auprès de lui, elle lui adressa les paroles suivantes:
— Je suis venue me réfugier dans tes bras puissants, ô roi. Accepte-moi comme reine, je t’en supplie.
Shalva éclata de rire en entendant la requête d’Amba.
— Je ne veux plus que tu sois ma reine, car tu as été touchée par un autre. Désormais, seul Bhishma pourra t’épouser. Lorsqu’il t’a prise, tu l’as suivi de plein gré. Comment pourrais-je reprendre une femme qui a déjà accepté d’en épouser un autre? Poursuis donc ton chemin, car je ne peux t’accueillir dans mon palais.
— Bhishma m’a prise de force, répliqua Amba, profondément attristée; je ne voulais pas le suivre. Je me suis attachée à toi, et te prie de m’accepter. Les Écritures interdisent à un roi de rejeter quiconque a pris refuge en lui. Ô tigre parmi les hommes, j’en fais le serment: jamais je n’ai pensé à un homme autre que toi. Bhishma ne désire pas se marier, et mes deux sœurs ont déjà épousé Vichitravirya. Par conséquent, ô roi, prends-moi pour épouse, car tu es mon unique refuge.
Elle eut beau supplier le roi avec insistance, Shalva demeura intraitable et lui ordonna de quitter son royaume sur-le-champ. Amba quitta donc les lieux, broyée par le destin. Elle fit dès lors le choix de se réfugier dans la forêt et d’y pratiquer ascèse et méditation pour le reste de sa vie.