La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
La mise à mort du démoniaque Bakasoura
Lorsque Youdhishthira et les autres Pandavas apprirent ce que Kounti avait ourdi pour apaiser les tourments du brahmana qui les hébergeait, ils le lui reprochèrent sévèrement:
— Mère, dit l’aîné, tu as conclu un marché sans nous consulter. Tu aurais dû réfléchir avant de parler. Les sages n’apprécient pas qu’une femme envoie ses enfants à leur perte. Pourquoi vouloir sacrifier ton fils pour l’amour d’un autre? Nous comptons sur la force de Bhima pour vaincre les fils de Dhritarashtra. Si tu as décidé de t’en défaire, comment parviendrons-nous à nos fins?
— Ne t’en fais pas pour Bhima. Ma décision ne tient pas à une faiblesse féminine. J’ai constaté sa puissance lorsqu’il nous a transportés loin de Varanavata (voir L’évasion des Pandavas) et lorsqu’il a tué le Rakshasa Hidimba (voir Bhima donne un fils à Hidimbi). J’ai donc pleinement confiance en lui. Personne au monde n’est plus fort que lui. Tuer cet autre Rakshasa ne sera pour lui qu’un jeu d’enfant. Et nous ferons ainsi d’une pierre deux coups: premièrement, nous exprimerons notre gratitude envers le brahmana qui nous héberge et nous protège contre les espions de Dhritarashtra; et deuxièmement, lorsque Bhima aura tué Bakasoura, il jouira d’une grande renommée. Sans compter que, de toute façon, le devoir d’un kshatriya est de protéger les brahmanas.
— Je dois reconnaître que ta compassion envers ce brahmana t’a en fait poussée à agir de façon admirable, répondit Youdhishthira. Il est vrai en outre que Bhima ne peut que sortir vainqueur d’un combat avec le Rakshasa. Cependant, assure-toi bien, mère, que le brahmana n’en glisse mot à personne; insiste pour qu’il te donne sa parole d’honneur.
Piqué au vif
Le lendemain, Bhimaséna, le puissant fils de Pandou, remplit un chariot de nourriture et prit la direction de l’endroit où habitait Bakasoura. Tout en marchant, il mangeait sans sourciller la nourriture destinée au démon, et il se moquait ouvertement de lui en l’interpellant avec sarcasme. Se voyant ridiculisé par un étranger, Baka sortit de sa retraite, en colère. Son corps était immense et sa force, incalculable. Ses yeux enflammés de rage, sa barbe, ses cheveux, son rictus… tout chez lui inspirait une peur extrême.
— Qui ose se goinfrer de la nourriture qui m’est destinée? Quel insensé peut bien vouloir ainsi mourir sur-le-champ?
En voyant surgir le Rakshasa en furie, Bhima éclate de rire et continue à manger avec nonchalance. Devant l’indifférence de Bhima, Bakasoura pousse un cri terrifiant en se ruant sur lui à toute allure, les poings levés. De toutes ses forces, il frappe le dos de Bhima, mais cela n’a aucun effet sur lui et ne l’empêche en rien de poursuivre sa dégustation!
Hors de lui, le puissant Rakshasa déracine un arbre et s’apprête à le fracasser sur le fils de Kounti. Entre temps, Bhima termine son repas, se lave les mains et se place joyeusement en position de combat. De sa main gauche, et tout en souriant, il s’empare du tronc que brandit le Rakshasa. Ce dernier se met alors à déraciner d’autres arbres pour les lancer en direction du Pandava. Bhima les attrape cependant au vol et les relance en direction de Baka. Tous les arbres de la forêt y passent, si bien que le démon, à court d’armes, file vers Bhima pour l’écraser dans son étreinte. Bhima l’immobilise dans son élan, le plaque au sol, et de ses poings nus, le frappe au visage à plusieurs reprises. Puis il pose un genou au milieu du dos du Rakshasa, lui saisit le cou de la main droite et les jambes de la main gauche. Soulevant fermement ces deux extrémités tout en gardant le genou appuyé sur son dos, il plie Baka en deux d’un geste sec. Le craquement des os et le cri d’horreur du sinistre Rakshasa emplissent l’air et l’espace, et il se met à vomir du sang, pour finalement rendre l’âme.
Témoins de la scène, les acolytes du monstre ne peuvent cacher leur effroi, et Bhima leur lance, sur un ton de menace:
— Ne tuez jamais plus aucun humain, sans quoi je vous réserve le même sort que votre chef.
L’honneur est sauf, et le secret, bien gardé
Bhima traîna le cadavre du démon jusqu’aux portes de la ville et quitta les lieux, sans que nul ne le voit. Le lendemain matin, les habitants d’Ekachakra virent le corps mutilé du mangeur d’hommes, couvert de sang. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre, et des centaines de citoyens s’assemblèrent bientôt aux portes de la ville, stupéfaits de voir un tel prodige.
Curieux de savoir ce qu’il s’était passé, ils allèrent chez le brahmana dont c’était le tour de payer tribut. Ce dernier, désireux de préserver l’anonymat des Pandavas, leur répondit simplement:
— Un brahmana en pèlerinage est venu chez moi et a accepté de se sacrifier à ma place. Il a donc conduit le chariot de nourriture dans la forêt. Ce doit donc être lui qui a accompli cet exploit surhumain.
Les citoyens d’Ekachakra furent ravis d’entendre un tel récit, et ils organisèrent une fête somptueuse en l’honneur du brahmana inconnu…
À partir de ce jour, les Rakshasas de la région se gardèrent bien d’encourir le courroux de Bhima, et firent preuve de gentillesse envers les citoyens de la ville.