La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
Les Pandavas voyagent incognito
Tandis que les Pandavas poursuivaient leurs pérégrinations, la nouvelle de leur mort dans l’incendie du palais de laque parvint à Dhritarashtra et Duryodhana, qui en ressentirent une joie profonde. Leur plan diabolique pour les écarter du trône avait finalement porté fruit! Soucieux de faire bonne figure auprès du peuple, ils veillèrent cependant à organiser comme il se doit les funérailles de Kounti et de ses fils.
Parmi les proches réunis pour l’occasion, Krishna en personne participait à la cérémonie, mais contrairement aux autres personnes présentes, ni lui ni le bienveillant Vidoura ne se lamentaient, sachant pertinemment que les Pandavas et leur mère étaient sains et saufs.
Comme on pouvait s’y attendre, sitôt ces formalités achevées, Duryodhana s’empressa de monter sur le trône et de gouverner le royaume sous la tutelle de son père, Dhritarashtra.
Heureuse rencontre
Pour ne pas attirer l’attention dans leurs déplacements d’une contrée à l’autre, les Pandavas se déguisèrent en ascètes, vêtus d’une peau de daim et d’écorces d’arbres. Chemin faisant, ils rencontrèrent un jour leur grand-père, le sage Vyasadéva. Après avoir reçu leurs hommages, l’aïeul leur tint ce discours:
— Ô meilleurs des membres de la dynastie Bharata, je suis au courant des manigances de Dhritarashtra et de ses fils. C’est pourquoi je viens vous offrir mon appui. Ne vous affligez pas de votre destin; vous en sortirez vainqueurs. Près d’ici se trouve la ville d’Ekachakra. Vivez-y incognito, et rien de fâcheux ne vous arrivera.
Il ajouta ensuite à l’intention de Kounti:
— Ton fils aîné, Youdhishthira, emblème de véracité, deviendra bientôt le souverain de tous les rois de la Terre, sois-en assurée. Appuyé par Arjuna et son arc puissant, ainsi que par la force de Bhima, Youdhishthira deviendra l’empereur incontesté de cette planète entière, y compris de ses mers et de ses océans. Tes fils, de concert avec ceux de Madri, accompliront des sacrifices aussi grandioses que vertueux, leur renommée rayonnera de par le monde, et les hommes en parleront à jamais.
Vyasadéva accompagna ensuite les Pandavas jusqu’à la ville d’Ekachakra pour les présenter à un brahmana vertueux ayant accepté de bonne grâce de les loger chez lui.
— Attendez-moi ici jusqu’à ce que je vous contacte. Ne vous impatientez surtout pas; le temps venu, votre valeur triomphera et vos efforts seront couronnés de succès.
Vyasa s’en retourna alors dans son ermitage, sur les berges de la rivière Sarasvati.
Cruelle impasse
Pendant leur séjour à Ekachakra, les Pandavas vivaient en mendiants et allaient tous les jours quérir des aumônes de nourriture. Le soir venu, ils remettaient à leur mère les dons qu’ils avaient reçus, et Kounti séparait le tout en deux parties égales: une moitié allait au colossal Bhima, tandis que l’autre moitié était pour elle-même et ses autres fils.
Un jour, Bhima et Kounti entendirent des pleurs et des lamentations dans la maison. S’approchant discrètement, ils entendirent le brahmana parler à son épouse.
— Au diable cette existence misérable. On s’attache à son foyer, à son épouse et à ses enfants pour ensuite les perdre. Nous voilà face à un malheur auquel nous ne pouvons échapper. Comment pourrais-je sacrifier un de mes enfants après les avoir couverts d’attentions et d’affection pendant toutes ces années? Si mon fils ou ma fille venait à mourir, je ne pourrais plus continuer à vivre un seul instant.
Kounti entra alors dans la pièce où se trouvaient le brahmana et sa famille.
— J’ai entendu vos plaintes, et j’aimerais que vous me disiez ce qui vous cause tant de peine. Je suis certaine que mes fils et moi pourrons vous soulager du malheur qui semble s’abattre sur vous.
— Tes propos se veulent réconfortants, répondit le brahmana, mais j’ai bien peur que nul être humain ne puisse me délivrer de ce qui m’accable aujourd’hui. Non loin de cette ville habite un Rakshasa du nom de Bakasoura. Dû à la faiblesse de notre roi, ce cannibale gouverne maintenant le pays. Il nous protège contre nos ennemis, mais le prix en est fort élevé. À chaque quinzaine, un chef de famille doit en effet lui livrer un chariot plein de légumes et de riz, deux buffles ainsi qu’un humain. S’il s’en trouve pour tenter d’y échapper, Baka les capture et les dévore. Or, voici venu notre tour, et je ne peux me résoudre à sacrifier un membre de ma famille. Aussi me vois-tu baigner dans un océan de lamentation, car il m’est impossible d’échapper à ce Rakshasa.
Un marché inespéré
Kounti était cependant tout sourire.
— Ne laisse pas cette menace t’enlever la joie de vivre. Ton fils et ta fille sont jeunes et sans recours, et il n’est pas question que toi ou ta femme se sacrifie. Je connais toutefois un moyen de te soustraire aux mains du Rakshasa. Je suggère plutôt qu’un de mes fils aille porter l’offrande à ce Bakasoura.
— Jamais je ne permettrai qu’un invité se sacrifie à ma place. Les sages nous ont appris qu’il faut à tout prix protéger ceux qu’on héberge.
— Ô brahmana, je suis aussi d’avis que les invités doivent être protégés, et mes fils me sont très chers. Mais jamais ce Rakshasa ne pourra les tuer, car leur force est sans mesure. Bhima, ici présent, ira gentiment porter de la nourriture à Bakasoura sans courir le moindre danger. Il a déjà vaincu de nombreux adversaires plus redoutables les uns que les autres. N’en parle toutefois à personne, car nous avons beaucoup d’ennemis qui ne songent qu’à nous faire du tort.
À ces mots de Kounti, pour eux semblables à du nectar, le brahmana et son épouse sourirent de joie et acceptèrent volontiers sa proposition. Bhima se montra quant à lui fort heureux à l’idée de mettre ce plan à exécution.