La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
Bhima donne un fils à Hidimbi
Dans la forêt où dormaient les Pandavas et la reine Kounti après avoir échappé à l’incendie du palais de laque, vivaient un monstrueux Rakshasa mangeur d’homme et sa sœur, Hidimba et Hidimbi. Hidimba avait des dents acérées, un ventre légèrement gonflé et le teint rougeâtre. Tandis qu’il se reposait avec sa sœur sur une branche d’arbre, son odorat lui permit soudain de déceler des proies potentielles aux alentours.
— Hidimbi, je sens la présence d’humains tout près d’ici. J’en ai l’eau à la bouche, d’autant que je n’ai pas mangé de la journée. Va voir qui est là et ramène-moi toute personne qui rôde en ces lieux. Nous dégusterons sa chair, boirons son sang et danserons tout notre saoul.
Hidimbi se rendit au lieu où dormaient les Pandavas et y vit les quatre frères allongés sur le sol au côté de leur mère, surveillés par l’invincible Bhima. Dès qu’elle aperçut Bhima, la Rakshasi s’enticha de lui et se prit à penser: «Le corps de cet homme est doré, et ses épaules évoquent celles d’un lion; son cou a la forme d’une conque et ses yeux sont pareils au lotus. Nul ne saurait être plus digne de devenir mon époux. Au diable les ordres de Hidimba. L’attrait d’une flamme naissante surpasse de loin l’affection ressentie pour un frère.»
La Rakshasi avait le pouvoir de changer de forme, et elle jugea bon de prendre celle d’une femme à la beauté céleste. Sourire aux lèvres, elle s’approcha de Bhima.
— Ô tigre parmi les hommes, d’où viens-tu? Qui es-tu? Ne sais-tu pas que le Rakshasa Hidimba habite dans cette forêt? Je suis sa sœur, et il m’a envoyée ici dans le but de vous tuer et de lui ramener vos dépouilles. Mais en voyant ta beauté rayonnante, mon cœur et mon corps ont été transpercés par les flèches de Cupidon. Je ne veux plus que toi comme époux, et je peux t’emmener là où tu le voudras, loin de mon frère affamé de chair humaine. Nous aurons plaisir à voyager ensemble vers des lieux de délices.
— Tu es certes fort jolie, mais comment pourrais-je abandonner ma mère et mes frères à seule fin d’assouvir ma concupiscence? Je n’ai en outre peur d’aucun Rakshasa, car ma force est supérieure à celle de tous les voraces cannibales qui pourraient hanter cette forêt.
La menace gronde
Voyant que sa sœur tardait à revenir, Hidimba descendit de son arbre et courut vers le lieu où se trouvaient les Pandavas. Il constata alors que sa sœur avait emprunté une forme céleste, vêtue de soie et de guirlandes fleuries. Lisant dans ses pensées, il fut pris de colère.
— Pourquoi tentes-tu de m’empêcher d’apaiser ma faim? Ô Hidimbi, ne me crains-tu pas? Te voilà pétrie du désir de t’unir avec mon repas de ce soir, prête à sacrifier notre réputation de Rakshasa à seule fin de satisfaire tes sens! Tu ne me laisses d’autre choix que de te tuer sur-le-champ.
Alors que le monstrueux s’apprêtait à fondre sur sa sœur, Bhima s’interposa.
— Ô Hidimba, nul besoin de réveiller ceux qui dorment. Pourquoi tuer une femme dont la faute est de désirer ce à quoi aspirent tous les êtres? Viens plutôt par ici que nous nous battions, toi et moi. Je t’enverrai à la cour de Yamaraja en moins de deux.
— Que de paroles inutiles? Agis d’abord, tu parleras ensuite. Tu sous-estimes ma force, sans quoi tu ne m’aurais jamais défié au combat. Pour l’heure, laissons les tiens dormir en paix. Je vais d’abord te tuer et boire ton sang, pour ensuite leur réserver le même sort.
Le très puissant Hidimba courut alors vers le fils du déva du vent, les bras tendus vers l’avant. Bhima le saisit par les bras et le tira à l’écart du lieu où dormaient sa mère et ses frères. La fierté du Rakshasa en prit un coup, ce qui ne fit qu’augmenter sa colère. Hurlant à pleine gueule, il pressa fortement contre lui le corps de Bhima, qui l’entraîna encore plus loin pour que ses cris ne troublent pas le sommeil de ses protégés.
Une fin brutale
Bhima et Hidimba se battirent comme deux éléphants en furie, déracinant arbres et buissons avoisinants, ce qui finit malgré tout par réveiller les autres Pandavas. Kounti sortit elle aussi de son sommeil, et regarda avec étonnement la beauté céleste qui se trouvait près d’elle.
— Dis-moi, femme au teint semblable à la fleur de lotus, d’où viens-tu? Qui es-tu?
— La forêt dans laquelle vous vous êtes réfugiés appartient à mon frère, Hidimba, le puissant Rakshasa. Il m’a ordonné de venir vous tuer, mais quand j’ai vu la beauté de ton fils Bhima, je me suis amourachée de lui, et je désire maintenant l’épouser. Je m’appelle Hidimbi, et au moment où je te parle, Bhima et mon frère sont en train de se battre, non loin d’ici.
Youdhishthira, Arjuna, Nakoula et Sahadéva s’approchèrent de l’endroit où Bhima et Hidimba se livraient une lutte sanglante. En voyant la scène, Arjuna voulut aussitôt aider son frère.
— Je suis à présent bien reposé; laisse-moi le plaisir de mettre à mort ce vil Rakshasa.
— Ne doute pas de l’issue de cette bataille, Arjuna. Il est entre mes mains et n’en sortira pas vivant.
Enflammé de colère, Bhima s’empare alors du Rakshasa et le fait tournoyer au moins mille fois pour ensuite lui dire:
— À compter d’aujourd’hui, je compte bien voir cette forêt redevenir hospitalière. Jamais plus tu ne te régaleras de chair humaine.
Puis il projette Hidimba au sol de toutes ses forces, faisant voler assez de poussière pour former un nuage dans le ciel. Le démon lance alors un cri si horrible que toute la forêt en est aussitôt ébranlée. Le puissant Bhima ramasse aussitôt le corps mutilé du Rakshasa et, le tenant à bout de bras, lui fait ployer le dos jusqu’à le rompre. C’en était fini de ce mal léché!
L’inextinguible désir exaucé
Arjuna et ses frères félicitèrent Bhima de sa prouesse, et tous ensemble, ils reprirent la route. Constatant bientôt que la belle Hidimbi les suivait, Bhima lui adressa ces paroles:
— Si tu nous suis dans l’espoir de venger la mort de ton frère, tu ferais mieux d’y renoncer, sans quoi tu ne tarderas pas à le rejoindre.
Youdhishthira s’interposa aussitôt:
— Cher Bhima, ô tigre d’entre les hommes, quelle que soit l’ampleur de ta colère, ne t’avise jamais de tuer une femme; veille plutôt à la protéger. Que pourrait d’ailleurs cette femme contre nous?
Hidimbi s’adressa alors à Kounti avec le plus grand respect:
— Femme, je suis sûre que tu peux comprendre la nature de mon sentiment. Cupidon m’a lancé des flèches d’amour. J’ai quitté parents et amis dans le but d’épouser ton fils. En vérité, je te le dis, si mon désir n’est pas comblé, je n’aurai aucune raison de continuer à vivre. Sois bienveillante envers moi; accepte que je m’unisse à ton fils Bhima, semblable à mes yeux à un habitant des planètes édéniques. Laisse-le m’accompagner jusqu’aux régions célestes. Je le ramènerai quand tu voudras.
Ayant entendu sa requête, Youdhishthira prit de nouveau la parole:
— Ton désir sera comblé, ô jolie femme. Bhima t’accompagnera durant le jour, mais tu devras nous le retourner pour la nuit.
Et Bhima d’ajouter avec un sourire timide:
— J’accepte ta proposition, mais je ne resterai avec toi que jusqu’au jour où tu auras un fils.
Puis il monta sur les épaules de Hidimbi, et elle le transporta jusqu’au lieu où habitent les dévas.
Jour après jour, ils se plurent à vivre ensemble, et le temps venu, un enfant naquit, destiné à devenir un grand archer et un puissant guerrier. Né le jour même de sa conception, comme c’est le cas chez les Rakshasis, il avait des yeux perçants et une grande bouche, et il était complètement chauve. Bhima lui donna donc le nom de Ghatotkacha, ce qui signifie «chauve comme un pot».
Comprenant que son union avec Bhima tirait à sa fin, Hidimbi offrit ses hommages aux Pandavas et leur dit qu’elle les reverrait un jour. Ghatotkacha, devenu adolescent en une heure à peine, dit pour sa part à son père:
— Dès que tu penseras à moi, je me présenterai à tes côtés.
Mère et fils quittèrent ensuite les lieux, et les Pandavas reprirent leur marche.