La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…
Voir l’épisode précédent.
La malédiction de Parashourama
On se souvient qu’avant d’épouser Pandou, Kounti avait donné naissance à un enfant mâle dont le père était Vivasvan, le déva du soleil [Voir Le règne de Pandou]. Craignant la réaction de ses parents, Kounti avait abandonné l’enfant sur les eaux du Gange, et il avait été recueilli par un charpentier et conducteur de char du nom d’Adhiratha et son épouse Radha.
Émerveillé par ses traits, ses boucles d’oreilles et son armure naturelle en or, le couple nomma l’enfant Karna et s’occupa affectueusement de lui. Le jour de son seizième anniversaire, son père lui offrit des chevaux et un char, mais le garçon confia à sa mère adoptive:
— Ces présents ne servent en rien mes ambitions. J’aspire à devenir un archer et je ne pense qu’à cela, même en dormant.
Radha raconta alors à Karna qu’elle et son époux l’avaient trouvé dans un panier glissant au gré des flots sur les eaux du Gange, enveloppé de soies précieuses.
— Peut-être ton désir le plus cher est-il lié à ton mystérieux passé.
Après avoir médité ces paroles, Karna résolut de quitter, avec leur permission, la demeure de ses parents adoptifs pour se rendre à Hastinapoura afin d’y trouver un maître d’armes. Ce qui le conduisit à Dronacharya, le précepteur des Pandavas et des fils de Dhritarashtra. Il pria le maître de l’accepter comme disciple et de l’initier au maniement de l’arc, mais en apprenant qu’il était le fils adoptif d’un simple conducteur de char, Drona refusa de lui prodiguer son enseignement.
Gain de cause
Karna n’en resta pas moins déterminé à devenir un archer. Il se rendit donc à l’ermitage du sage Parashourama qui, il y a longtemps, avait exterminé à vingt et une reprises la classe des kshatriyas pour avoir causé la mort de son père. Connaissant la haine du sage à l’endroit des kshatriyas, Karna se présenta à lui comme un brahmana.
Parashourama était assis en méditation, les cheveux mêlés et les yeux ardents comme le feu. Se prosternant aux pieds de l’illustre personnage, Karna prit la parole:
— Je viens aujourd’hui te faire part de mon désir le plus cher, qui est de maîtriser l’archerie. Ne me renvoie pas, je t’en prie, sans m’avoir donné ta miséricorde.
Aidant Karna à se relever, le sage lui demanda:
— Es-tu un kshatriya?
— Non, maître, je suis un brahmana.
— Dans ce cas, je t’enseignerai volontiers tout ce que je sais.
L’éducation de Karna commença aussitôt. Il passa plusieurs mois à l’ashram du grand sage et en vint à oublier jusqu’au mystère de sa naissance. Seule son instruction l’intéressait. Il ne songeait plus qu’à devenir un puissant guerrier. Il apprit ainsi l’art de manier des armes de toutes sortes, y compris le puissant brahmastra, de portée atomique. À la fin de sa formation, fort satisfait de lui, son maître d’armes s’adressa à lui en ces termes:
— Ta présence en ma demeure me fut très agréable; tu es honnête et respectueux, et tu foules le chemin de la vertu. Je t’ai appris tout ce que je savais, et te conjure de ne jamais utiliser mes préceptes à des fins personnelles.
Trahi par un insecte
Ressentant une légère fatigue, Parashourama demanda ensuite à Karna de lui apporter une peau de daim qui, une fois roulée, lui servirait d’oreiller.
— Maître, lui dit Karna, ma cuisse sera ton oreiller. Je peux au moins te rendre ce service, toi le meilleur d’entre les humains.
Parashourama posa alors sa tête dans le giron de son disciple et s’endormit aussitôt. Pendant que son maître se reposait, Karna médita sur les événements des derniers mois. Il avait menti au grand sage en prétendant être un brahmana, puisque son père adoptif était un charpentier né de l’union mixte d’un brahmana et d’une kshatriya. En subirait-il les conséquences? Il n’aspirait somme toute qu’à s’instruire, et se conforta en se rappelant que la fin justifie les moyens. Il n’avait pas voulu mal faire, et cette minime offense lui serait sûrement pardonnée.
Pendant que Karna retournait ces pensées, il sentit une vive douleur à la cuisse. Il vit alors un insecte creusant sa chair. Que faire? Il était impensable de réveiller son maître. Il resta donc impassible, et l’insecte pénétra plus profondément encore dans sa chair. Du sang gicla bientôt de la blessure, et atteignit le visage de Parashourama. Le brahmana sortit aussitôt de son sommeil et, voyant le sang, s’exclama:
— D’où vient ce sang?
— De ma cuisse, maître. Pendant que tu dormais, un insecte est venu mordre le haut de ma jambe. La douleur était intense, mais je ne voulais pas perturber ton sommeil.
En entendant ces paroles, Parashourama s’enflamma de colère.
— Tu oses me dire que tu as toléré la morsure de cet insecte plutôt que de te lever et de chercher à arrêter la douleur?
— Maître! Tu dormais. Je ne voulais pas te réveiller.
— Soit, mais aucun brahmana ne pourrait tolérer une telle douleur. Seul un kshatriya en est capable. Aurais-je donc livré ma science à un méprisable kshatriya? Jamais je ne te pardonnerai de m’avoir ainsi menti.
Les larmes aux yeux, Karna se jeta aux pieds de son précepteur et lui dit:
— Maître! Pardonne-moi! Tu as été pour moi plus qu’un père, et un père se doit de pardonner les erreurs de son fils. Je ne suis pas un brahmana, mais je ne suis pas non plus un kshatriya. Je suis le fils d’Adhiratha, le charpentier. Je voulais seulement apprendre de toi l’art du tir à l’arc. Oui, je t’ai menti, mais j’avais en tête de devenir ton élève. Je me suis dévoué à toi, qui m’est plus cher que tout au monde. Je t’en supplie, montre-moi ta grâce et pardonne-moi.
Parashourama était furieux, et la prière de Karna n’eut aucun effet sur lui. Une seule pensée l’habitait: cet homme lui avait menti, alors qu’un kshatriya se doit de toujours dire la vérité. Il se rappela alors ceux qui, jadis, avaient tué son propre père. Rouge de colère, il maudit Karna en ces termes:
— Tu as appris de moi l’art du tir à l’arc animé par des motifs malhonnêtes. Sache donc que ta mémoire s’embrouillera lorsque tu auras besoin d’une arme pour sauver ta vie. Néanmoins, comme tu aspirais à la renommée, tu seras un jour connu comme l’un des plus grands archers de tous les temps.
Parashourama s’en retourna ensuite à son ashram et Karna resta seul, les yeux remplis de larmes. Puis, se ressaisissant, il se leva et marcha pendant plusieurs jours, hanté par la malédiction du grand sage.
Double coup du sort
Soudain, croyant apercevoir un daim, il plaça tout naturellement une flèche sur son arc et abattit l’animal, qui n’était toutefois pas un daim, mais une vache. Horrifié par sa méprise, Karna alla trouver le brahmana à qui appartenait l’animal et lui dit qu’il avait tué sa vache, croyant qu’il s’agissait d’un daim. Malgré ses efforts pour amadouer le brahmana dévasté par la nouvelle, ce dernier ne voulut rien entendre et maudit le coupable en ces termes:
— Alors que tu te battras avec ton pire ennemi, la roue de ton char s’enfoncera dans la boue, et tout comme tu as tué ma pauvre vache au moment où elle s’y attendait le moins, tu seras tué pendant que tu seras sans défense.
Atterré par ce nouvel assaut d’une cruelle providence, Karna songea à sa mystérieuse naissance et se prit à penser qu’il avait peut-être le pouvoir d’annuler cette malédiction. D’autant qu’il était un disciple du grand sage Parashourama. Sauf que son maître aussi l’avait maudit… De guerre lasse, il finit par accepter que ces coups du sort ne pouvaient que relever de son karma et s’inscrire dans la trame de son destin.
De retour chez lui, sa mère fut très fière d’apprendre qu’il était devenu le disciple de l’illustre Parashourama. Il se garda bien, toutefois, de lui glisser mot des deux malédictions prononcées contre lui. La vie reprit ainsi son cours auprès des siens jusqu’à ce qu’il ait vent d’un tournoi devant bientôt avoir lieu à Hastinapoura. Vivement désireux de faire ses preuves, il décida sur-le-champ de se rendre dans la capitale pour prendre part à la compétition.