La série consacrée à l’épopée du Mahabharata racontée par Normand Vanasse se poursuit…

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Le maître d’armes

Pendant que les enfants grandissaient, Bhishma se mit à chercher un maître d’armes capable de les instruire. Un jour que les jeunes princes étaient sortis de la ville d’Hastinapoura, tout en se promenant dans la forêt, ils se lançaient joyeusement une balle. La balle tomba accidentellement dans un puits, sans qu’aucun des garçons n’arrive à l’en sortir.

Pendant qu’ils regardaient au fond du puits, un brahmana tout de blanc vêtu du nom de Dronacharya apparut sur les lieux. Voyant les princes incapables de récupérer leur balle, il s’approcha d’eux et leur adressa ces paroles:

— Quelle honte! Vous êtes des descendants de Bharata et vous ne pouvez pas sortir cette balle d’un puits? Admirez la puissance de mes armes!

Drona enleva sa bague et la jeta dans le puits desséché, où elle atterrit sur la balle. Puis, empoignant quelques brins d’herbe, il récita des mantras qui changèrent les brins d’herbe en flèches. Il lança l’une d’elles en plein centre de l’anneau et perça la balle. Puis, avec les autres flèches, il créa une chaîne de flèches remontant jusqu’au haut du puits. Ainsi put-il récupérer la balle et sa bague, sous le regard ébahi des garçons qui lui offrirent aussitôt leur hommage et lui dirent:

— Ô brahmana, ton adresse est phénoménale. Nous t’en prions, dis-nous qui tu es et comment nous pouvons te plaire.

— Allez voir Bhishma, leur répondit-il, et faites-lui une description de ma personne et de ce que je viens d’accomplir; il vous dira qui je suis.



La promesse oubliée

Sans perdre un instant, les princes coururent vers Bhishma pour lui raconter leur aventure. Les ayant écoutés, l’illustre régent du royaume, un sourire aux lèvres, leur dit: «Cet homme s’appelle Drona.» Puis il sortit de la ville afin d’accueillir le brahmana pour ensuite l’inviter dans son palais.

En audience privée, il lui demanda:

— Cher Drona, pour quelle raison es-tu venu à Hastinapoura?

— Enfant, je vivais dans l’ashram de mon maître spirituel, en compagnie de Droupada, le prince des Panchalas. Moi et mon ami étions très unis, pour ainsi dire inséparables. Il me dit que son père éprouvait une grande affection pour lui, et qu’il hériterait éventuellement du royaume. Dû à notre amitié, il me fit la promesse qu’il me donnerait un jour la moitié de son royaume. Ses études terminées, il s’en retourna dans son pays.

Le temps venu, j’ai épousé Kripi, la fille du sage Gautama, et notre fils s’appelle Ashvatthama. J’étais pauvre et je manquais de lait pour mon fils. Je me suis donc rendu au Panchala pour y rencontrer mon vieil ami Droupada, et en entrant dans son palais, je lui ai dit:

— Ô tigre parmi les hommes, c’est moi, Drona, ton ami de longue date.

Droupada devint furieux en entendant mes paroles, et il se moqua de moi.

— Tu manques d’intelligence, me dit-il. Tu n’es qu’un pauvre brahmana, et pourtant tu oses m’appeler ton ami! L’amitié est impossible entre purs et impurs, riches et pauvres, braves et lâches. Il est impensable qu’un grand roi comme moi se lie d’amitié avec un pauvre comme toi. Je ne me souviens absolument pas de t’avoir promis la moitié de mon royaume. Toutefois, je veux bien te donner nourriture et logement pour la nuit.

Incapable de tolérer ces paroles offensantes, j’ai quitté son royaume sur-le-champ, tout en jurant de lui arracher un jour la moitié de ses possessions. Je suis donc venu ici dans le but de former des guerriers qui sauront faire entendre raison au roi Droupada. J’ai par ailleurs pu obtenir de Parashourama toutes les armes célestes.


Dronacharya, le maître d’armes des Pandavas et des Kauravas.

L’enseignement porte fruit

Après avoir entendu le récit de Dronacharya, Bhishma lui dit:

— Prépare ton arc, ô brahmana, et partage ton savoir avec tes nouveaux disciples, les fils de Pandou et ceux de Dhritarashtra.

Ainsi mandaté, Drona reçut de Bhishma une maison fastueuse dotée de tous les conforts. Il commença aussitôt à former les jeunes princes dans l’art d’utiliser des armes diverses, autant humaines que célestes. Tous les enfants recevaient la même formation, mais Arjuna, le troisième fils de Pandou, se montrait plus doué que les autres et excellait entre tous. Particulièrement dévoué envers Drona, on le voyait toujours à ses côtés.

Un soir qu’Arjuna mangeait dans sa tente à la lueur d’une chandelle, le vent éteignit la flamme. Il continua à manger dans l’obscurité, et entre deux bouchées, il pensa: «Si je peux manger dans le noir, pourquoi ne pourrais-je pas aussi décocher mes flèches dans le noir?» Il se mit alors à s’exercer au tir à l’arc la nuit, et en entendant le son de l’arc, Drona vint le trouver.

— Tu es le meilleur de mes élèves, Arjuna. Par ma grâce, aucun archer au monde ne saura te vaincre.

Peu à peu, Drona instruisit son protégé dans l’art de combattre à dos de cheval, à dos d’éléphant, sur un char et sur la terre ferme. Il lui apprit comment manier la masse, l’épée, le javelot et le dard. Il lui enseigna aussi l’art d’utiliser plusieurs armes simultanément, ainsi que l’art d’affronter plusieurs adversaires. La méthode d’enseignement de Drona connut une renommée mondiale, et les princes de tous les coins du monde vinrent à Hastinapoura afin d’étudier sous sa tutelle.



L’épreuve de tir

Un jour, Drona réunit ses disciples afin de comparer leurs habiletés respectives dans le maniement des armes. Après avoir placé un oiseau en étoffe sur les branches d’un arbre en guise de cible, il dit à ses élèves:

— Prenez votre arc et visez l’oiseau qui se trouve dans l’arbre. Quand j’en donnerai l’ordre, lancez une flèche sur le cou de l’oiseau.

Puis, Drona appela Youdhishthira et lui dit:

— Vois-tu l’oiseau perché dans l’arbre?

— Oui, je le vois.

— Vois-tu autre chose?

— Je vois l’arbre, l’oiseau, mes frères et moi-même, répondit Youdhishthira.

— Reste donc debout à côté des autres, lui dit Drona sur un ton de réprimande; tu n’es pas qualifié pour atteindre la cible.

Le maître répéta ensuite l’expérience avec Duryodhana et les autres fils de Dhritarashtra, mais sans plus de succès.

Quand tous les autres élèves eurent échoué, Drona fit appeler Arjuna et lui demanda à son tour de viser l’oiseau se trouvant dans l’arbre et d’attendre son signal:

— Vois-tu l’oiseau perché dans l’arbre?

— Je vois le cou de l’oiseau.

— Vois-tu autre chose? Vois-tu l’arbre, tes frères, ou moi-même?

— Non. Je ne vois que le cou de l’oiseau, répondit Arjuna.

Visiblement ravi, Drona ordonna alors à Arjuna de décocher sa flèche, et l’oiseau en étoffe fut aussitôt privé de sa tête.

Le maître prit aussitôt Arjuna dans ses bras et l’étreignit affectueusement, se disant en lui-même que Droupada et ses alliés étaient déjà vaincus; ce n’était plus qu’une question de temps.

L’épreuve de caractère

Un autre jour, Drona fit appeler Youdhishthira et Duryodhana, et leur parla ainsi:

— Mon cher Youdhishthira, voici ce que j’aimerais que tu fasses: va te promener dans la ville et cherches-y quelqu’un qui te soit inférieur. Lorsque tu l’auras trouvé, amène-le-moi.

Puis, se tournant vers Duryodhana:

— Entre dans la foule et cherches-y quelqu’un qui te soit supérieur. Lorsque tu l’auras trouvé, amène-le-moi.

Les deux étudiants se mirent en route et Drona retourna dans ses appartements.

Vers la fin de la journée, Duryodhana revint au palais et dit à son précepteur:

— Maître, j’ai cherché partout quelqu’un qui me soit supérieur, mais je n’ai trouvé nulle part une telle personne. Ma recherche terminée, je suis venu te faire part du résultat.

À l’heure où se couchait le soleil, Youdhishthira revint à son tour vers son maître. Après lui avoir offert son hommage, il lui dit:

— J’ai cherché partout quelqu’un qui me soit inférieur, mais je n’ai à vrai dire trouvé personne de qualité inférieure à la mienne. Tous ont des défauts, mais moi plus que tout autre.

Drona comprit alors que Youdhishthira, l’humilité personnifiée, était digne de gouverner le monde. Quant à Duryodhana, il était trop orgueilleux pour être un saint roi; il finirait sûrement par causer la destruction de la dynastie Kourou.

L’arme ultime

Un autre jour encore, Drona se rendit sur les bords du Gange accompagné de ses élèves afin de se baigner dans les eaux sacrées du fleuve. Après s’être avancé dans l’eau, il fut toutefois bientôt mordu à la cuisse par un alligator, et bien que parfaitement capable de neutraliser l’animal par lui-même, il appela ses élèves à l’aide:

— Au secours! Tuez cet alligator, je vous en prie!

Sans perdre un instant, Arjuna transperça la bête de cinq flèches et libéra ainsi Drona de son emprise sous l’œil ébahi de tous. Le maître d’armes étreignit alors Arjuna et lui dit:

— Ô meilleur d’entre les archers, je t’offre l’arme brahmastra, la plus puissante qui soit. Jamais tu ne dois l’utiliser contre plus faible que toi. Garde-la avec soin, et ne l’utilise que pour combattre un ennemi plus puissant que toi.

Arjuna reçut ce présent avec le plus grand respect, après quoi Dronacharya réitéra:

— Jamais, en ce monde, un archer ne te surpassera. Aucun ennemi ne pourra te vaincre, et tes exploits seront connus des hommes pour des siècles à venir.

Vint ainsi le temps où Dronacharya put informer Bhishma Maharaja que son mandat était rempli, car il avait instruit les fils de Pandou et ceux de Dhritarashtra de tous les arts dont il était maître.

L’épopée du Mahabharata – Épisode 10