S’ouvre aujourd’hui une autre nouvelle série d’articles périodiques, cette fois consacrée au Mahabharata, incontournable monument de la littérature védique. Les textes que vous lirez sont issus de la plume d’un collègue et ami, Normand Vanasse, qui a résumé et traduit ce classique pour notre plus grand bonheur, et qui a eu la bonté de m’autoriser à reproduire son travail dans ces pages en l’adaptant au format de mon blogue.
Le Mahabharata est un poème épique relatant les événements qui ont vu naître une rivalité irréconciliable entre deux grandes dynasties – les Pandavas et les Kauravas – et qui ont finalement conduit à l’historique bataille de Kouroukshétra, vers 3067 avant notre ère. C’est d’ailleurs sur ce champ de bataille, tout juste avant l’affrontement décisif, qu’a eu lieu un entretien tout aussi historique entre Krishna et son ami et disciple Arjuna, entretien fidèlement consigné dans la Bhagavad-gita par le sage Vyasa et intégré à l’épopée du Mahabharata.
Sans plus tarder, voici donc le premier épisode de cette fascinante et édifiante saga.
Le mariage du roi Shantanou
et de la céleste Ganga
En ce temps-là, le roi de la Terre s’appelait Shantanou, fils de Pratipa. Sa renommée s’étendait partout, et toutes les vertus l’habitaient. La maîtrise de soi, le pardon, l’intelligence, la modestie et la patience nourrissaient le cœur de cet homme exceptionnel. Son cou était marqué de trois lignes, tel une conque, ses épaules étaient larges, et sa prouesse égalait celle d’un éléphant affolé. Mais au-delà de tous ces attributs, il était un grand dévot de Vishnou, et c’est pourquoi on le surnommait «le roi des rois». Saint monarque qu’il était, il avait à cœur le bien-être de tous les citoyens.
Un jour qu’il se promenait dans la forêt, le roi Shantanou arriva en un lieu fréquenté par les habitants des planètes supérieures. Il y vit une femme ravissante ressemblant à la déesse de la fortune. Elle regardait le monarque d’un œil invitant, et le roi Shantanou fut bientôt attiré vers elle. S’en approchant, il parla ainsi:
— Ô jolie femme, appartiens-tu au lignage des Gandharvas, des Apsaras, des Yakshas ou des Nagas, ou à la race humaine? Je suis en quête d’une reine, et tu me sembles être d’origine céleste. D’où que tu viennes, ô femme, je te demande de m’épouser.
La beauté céleste, qui s’appelait Ganga, sourit au roi et lui adressa ces mots:
— Ô roi, je serai ton épouse fidèle et obéissante, mais tu ne dois pas intervenir dans mes actes, fussent-ils plaisants ou non. Tu ne dois pas non plus me parler sur un ton sévère. Si tu acceptes ces conditions, je vivrai à tes cotés.
Le cœur déjà plein d’amour pour elle, le roi acquiesça à ses conditions.
Une triste descendance
Après avoir épousé la fort jolie Ganga, le roi Shantanou passa de longues années en sa compagnie. Sa grâce et son affection, de même que sa musique et sa danse, plaisaient grandement au roi, si bien qu’il n’avait pas conscience du temps qui passe.
Il engendra en son sein huit enfants d’une beauté égale à celle des dévas. Cependant, dès qu’un enfant voyait le jour, Ganga le jetait dans le fleuve en disant: «Je le fais pour ton bien.» Le roi n’appréciait certes pas la conduite de son épouse, mais il n’osait pas s’interposer, de peur qu’elle le quitte aussitôt.
Toutefois, lorsque naquit le huitième enfant, Shantanou se vit incapable de tolérer la mort d’un autre nouveau-né, et il dit à Ganga:
— Ne tue pas cet enfant. Pourquoi mettre à mort ta progéniture? Ô meurtrière de tes fils, terrible est la punition pour une telle offense.
À ces mots, la beauté céleste répondit:
— Je ne tuerai pas ton enfant, mais tel que convenu, mon séjour avec toi se termine aujourd’hui. Je suis le Gange personnifié, et c’est en permanence que les grands sages me vouent un culte, car c’est aux pieds de Shri Vishnou que je prends naissance.
Sache que j’ai vécu avec toi dans le seul but d’accéder à une requête des dévas. Les huit Vasous ont été maudits par le sage Vasishtha, et c’est pourquoi ils sont apparus sur la Terre. Ils m’ont demandé de les libérer de cette malédiction dès après leur naissance, et j’ai vécu avec toi le temps nécessaire pour remplir ma promesse envers eux. Ce dernier enfant est néanmoins destiné à vivre un certain temps sur la Terre. Il se fera appeler Dévavrata et deviendra un lion parmi les hommes.
Un vol lourd de conséquences
Shantanou demanda alors à sa femme: «Quelle offense les Vasus ont-ils commise pour avoir à naître sur la Terre? Et pourquoi ce dernier enfant est-il destiné à vivre plus longtemps que les autres? Ô Ganga, explique-moi cela, je t’en prie.»
Se voyant ainsi questionnée par Shantanou – le roi de la Terre –, Ganga lui répondit:
— Ô meilleur de la dynastie Bharata, sache que sur le mont Meru vit un grand sage nommé Vasishtha. Son ashram est situé dans une région riche en forêts, et c’est là qu’il s’adonne à sa méditation et à son ascèse. Avec le lait de sa vache d’origine céleste, il fait des offrandes sacrificielles dans le seul but de plaire au Seigneur Vishnou.
Un jour, les huit Vasous vinrent en ces lieux. Accompagnés de leurs épouses, ils arrivèrent près de l’ermitage de Vasishtha et remarquèrent la vache céleste, dont le nom était Nandini. L’un des Vasous, nommé Dyau, parla ainsi à son épouse:
— Cette vache appartient au sage Vasishtha, et il est dit que le mortel qui en boira le lait ne connaîtra pas la vieillesse pendant dix mille ans.
L’épouse répondit à son mari:
— J’ai une amie sur la Terre du nom de Jitavati, et j’aimerais lui offrir cette vache avec son veau.
Sollicité de la sorte par sa charmante épouse, Dyau, aidé de ses frères, subtilisa la vache céleste, oubliant à qui elle appartenait vraiment. Ce soir-là, quand Vasishtha rentra chez lui, il ne put trouver ni sa vache ni son veau. Il les chercha dans la forêt, mais en vain. Toutefois, de longues années d’ascèse lui avaient fait acquérir certains pouvoirs surnaturels, et il put ainsi comprendre que sa vache et son veau avaient été subtilisés par les Vasous. La colère du sage ainsi provoquée, il les maudit en prononçant les paroles suivantes: «Parce que les Vasous ont volé la vache que j’utilise pour accomplir mes sacrifices, ils devront naître sur la Terre.» Puis il retourna à sa méditation.
Tout n’est pas perdu
Lorsque les Vasous apprirent que Vasishtha les avait ainsi maudits, ils se rendirent chez lui pour tenter de l’amadouer. D’une voix douce, ils proposèrent de lui rendre sa vache, mais ne purent obtenir sa faveur. Vasishtha, qui tel un brahmana, désire le bien de tous les êtres, leur dit alors:
— La malédiction que j’ai prononcée constitue pour vous la juste punition. Sachez toutefois que moins d’un an après être nés sur la Terre, vous en serez affranchis; tous sauf Dyau – celui qui a commis l’offense – et qui devra pour sa part y demeurer plus longtemps. La vertu guidera cependant sa vie, et il sera versé dans les Écritures. Il vivra dans le célibat, n’aura aucun enfant, et sera le digne fils de son père.
C’est alors que, désireux de se soustraire au plus tôt à cette malédiction, les Vasous vinrent me demander une faveur, enchaîna Ganga:
— Dès que nous naîtrons sur la Terre, dirent-ils, jette-nous dans les eaux du Gange.
Et j’ai répondu à leur désir, ô meilleur d’entre les rois. Quant à ce dernier enfant, Dyau, il devra vivre ici encore un certain temps.
Après avoir prononcé ces paroles, Ganga disparut avec l’enfant, et le roi s’en retourna vers son palais, le cœur meurtri.