Dans la série «Les neuf clés de la bhakti».
Voir les volets précédents.
La neuvième et dernière clé de la bhakti est celle de l’abandon libérateur (atma-nivedana en sanskrit). Nous avons vu, dans le septième volet de cette série, qu’une des pratiques dévotionnelles amène le yogi à se donner corps et âme au service de son Seigneur. Dans le cas présent, il s’agit plutôt de s’abandonner corps et âme au Seigneur des seigneurs, autrement dit de ne plus vivre que par lui, pour lui, avec lui et en lui.
Une personne consciente de la nature éphémère de son corps et du caractère encore plus fugace des plaisirs que réclament constamment ses sens et son mental en vient tôt ou tard à reconnaître la futilité de ses efforts en vue d’obtenir le parfait bonheur auquel elle aspire sur le plan matériel. Plutôt que de s’acharner en vain, une personne intelligente s’interroge alors sur le sens réel de la vie, et en vient ainsi à emprunter la voie de la réalisation spirituelle. Elle apprend à cultiver le lâcher-prise, à accepter ce qu’elle n’a pas le pouvoir de changer, et à s’en remettre à l’Absolu sous une forme ou une autre.
Dans le cadre du bhakti-yoga, un tel abandon n’a rien d’une capitulation. S’abandonner n’est pas synonyme d’abandonner. Le yogi ne renonce ni à la vie ni au bonheur. Bien au contraire. Il vit plus pleinement que jamais et jouit d’un bonheur grandissant au contact du Divin. Se sachant impuissant à tout contrôler par lui-même pour s’être longtemps évertué à tenter de le faire, il s’en remet tout entier à son Seigneur. Mais il ne baisse pas les bras pour autant. Il concentre plutôt toutes ses pensées, toutes ses paroles et tous ses actes sur l’Infiniment Fascinant, et se libère ainsi des attachements qui le gardent captif d’une conception matérielle de la vie.
Une formule tout inclus
La pratique de l’atma-nivedana, de l’abandon total de soi, englobe en fait toutes les autres pratiques dévotionnelles. On peut à cet égard citer l’exemple d’Ambarish Maharaja, un saint roi védique réputé être le modèle même de cette application du bhakti-yoga.
«Le roi Ambarish méditait sans cesse sur son Seigneur adoré. Il utilisait ses oreilles pour écouter les paroles du Bienheureux et les propos à sa gloire, et sa bouche pour louer et chanter ses noms et ses hauts faits. Il utilisait son sens du toucher pour étreindre les dévots du Seigneur, son odorat pour humer le parfum des fleurs offertes au Seigneur, et sa langue pour savourer les reliefs sanctifiés de la nourriture offerte au Seigneur. Il utilisait ses jambes pour se rendre au temple du Seigneur, ses mains pour nettoyer sa demeure sacrée, et ses yeux pour y contempler la forme digne d’adoration de l’Infiniment Fascinant. Il inclinait sa tête pour se prosterner devant le Maître de l’univers, et vouait tous ses désirs à le servir d’une façon ou d’une autre.»
Bhagavat Purana 9.4.18-20
Le roi Ambarish vivait-il pour autant coupé du monde? Pas du tout. Il remplissait ses devoirs d’État, gouvernait selon les règles de l’art et assurait tout à la fois la prospérité de son royaume et la protection de ses sujets. Mais au cœur de tous ses actes et de toutes ses pensées trônait le Suprême entre tous.
L’abandon de soi va donc au-delà du don de soi et du lâcher-prise. Il se traduit par un engagement total, et inspire le bhakti-yogi à vouer son corps et son esprit, son être tout entier, à l’Infiniment Fascinant. Son cœur ne bat plus alors que pour le bienheureux Seigneur des seigneurs.
L’essence même de la bhakti
La bhakti trouve en fait son aboutissement dans cet abandon total. Abandon de ses désirs égoïstes. Abandon de ses attachements matériels. Abandon de ses fausses conceptions de la vie et de l’au-delà. La pleine réalisation spirituelle libère de ces ancrages responsables de nos souffrances. Et le yoga de l’amour ne saurait lui-même s’encombrer de telles entraves au libre échange de doux et profonds sentiments entre l’âme individuelle et l’Être suprême.
La pratique du yoga ne vise pas à priver le spiritualiste de quoi que ce soit. Elle vise plutôt à réorienter ses énergies pour mieux jouir de la vie, ici-bas comme au-delà. Et le bhakti-yoga s’offre comme la voie qui favorise le mieux cette recanalisation positive de nos pensées, de nos sentiments et de nos activités.
Lorsque ce transfert d’énergies est accompli, le bhakta réalise que le seul propriétaire et maître de tout ce qui existe n’est autre que l’Infiniment Fascinant, et il s’en remet entièrement à lui, sachant que son Seigneur adoré comblera tous ses besoins et désirs les plus chers.
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Cette neuvième clé de la bhakti marque la fin de cette série.
En résumé, le bhakti-yoga est tout ensemble le yoga de l’écoute (shravana), le yoga du chant (kirtana), le yoga de la réminiscence (smarana), le yoga de l’humilité (pada-sevana), le yoga du culte (archana), le yoga de la prière (vandana), le yoga du don de soi (dasya), le yoga de l’amitié (sakhya) et le yoga de l’abandon (atma-nivedana).
Le bhakti-yoga est considéré dans les Védas comme le plus complet de tous les yogas – de toutes les voies de réalisation de soi et de l’Absolu. D’application facile et joyeuse, il est en outre le seul yoga dont la pratique ne prend pas fin lorsque le corps s’éteint, puisque la relation qui unit l’âme à l’Être suprême se poursuit éternellement sur le plan spirituel.
Après avoir décrit les autres formes de yoga, Krishna établit d’ailleurs clairement, dans la Bhagavad-gita, que le bhakti-yoga, le yoga dévotionnel empreint d’amour, les surpasse toutes. Toutes les formes de yoga mènent à l’Absolu, dit-il à Arjuna, mais cette voie s’impose comme la plus directe et la plus sublime. Il y a donc là une formule gagnante qui mérite d’être mieux connue, et c’est dans cet esprit que je vous ai offert cette série. ?