Dans la série «Les neuf clés de la bhakti».
Voir les volets précédents.
La troisième clé de la bhakti consiste à cultiver le souvenir conscient du Bienheureux. On parle rarement du souvenir comme d’un acte volontaire, mais le smarana tient effectivement à un effort conscient pour se remémorer les traits personnels de l’Absolu. Il s’agit en cela d’une autre forme de méditation. La pratique des deux premières activités dévotionnelles – l’écoute et le chant – facilite grandement l’entretien de ce souvenir, mais il n’en dépend pas pour autant.
Il existe en effet mille et une façons de se rappeler le Divin. À commencer par ses nombreux hauts faits et ses échanges d’amour et d’amitié avec son entourage lors de ses séjours parmi nous, en personne ou sous la forme d’un de ses nombreux avatars. Les Puranas, entre autres, regorgent d’information à ce sujet.
En tout et partout
Plus concrètement, Arjuna demande à Krishna, dans la Bhagavad-gita:
«Comment puis-je te voir, te connaître et sans cesse méditer sur toi? Sous quelles formes dois-je me souvenir de toi?»
Et le Bienheureux de lui répondre:
«Je suis l’Âme suprême, sise dans le cœur de chaque être. Je suis la vie en tout ce qui vit, de même que la mort qui tout dévore. Je suis aussi la saveur de l’eau, le parfum de la terre, la chaleur du feu, la lumière du soleil et de la lune, de même que le son dans l’éther.»
«D’entre les saisons, je suis le printemps fleurissant, et d’entre les plans d’eau, l’océan. Parmi les vibrations sonores, je suis om, la syllabe transcendantale, et parmi les sacrifices, le japa, le chant des saints noms. D’entre toutes les sciences, je suis la science spirituelle du soi. De tous les purificateurs, je suis le vent, et de tous les asservisseurs, le temps inexorable.»
«Je suis la victoire, l’aventure, la force du fort, l’intelligence de l’intelligent, le talent du talentueux et la sagesse du sage. Je suis l’éclat de tout ce qui resplendit et la gloire de tout ce qui est glorieux.»
Et la liste s’allonge. Elle est d’ailleurs sans fin, puisque tout ce qui est excellent, beau et sublime jaillit d’une simple étincelle de la splendeur du Divin. Les occasions de se souvenir de lui sont donc sans nombre. Il suffit de prendre l’habitude de faire le lien avec lui.
Re-lier, re-nouer, re-mémorer
Une personne ordinaire s’émerveillera devant un coucher de soleil sans voir au-delà du tableau qui s’offre à ses yeux. Le bhakta, pour sa part, appréciera tout autant la beauté du spectacle, mais y verra en outre l’occasion de se rappeler le créateur de la nature et des énergies qui la gouvernent, la source spirituelle de toutes les manifestations matérielles.
Ainsi le pur bhakta, le yogi parfaitement établi dans la bhakti, voit-il le Divin en tout être et en toute chose. Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, ses pensées sont tournées vers lui, et tout ce qui l’entoure lui rappelle l’Absolu, le Seigneur des seigneurs, omniprésent, omniscient, omnipotent et bienheureux.
Cet état d’esprit gagne en profondeur et en constance au fur et à mesure que l’on acquiert une connaissance de plus en plus intime de l’Absolu. Pour se souvenir de quelqu’un, il faut en effet le connaître, et plus on le connaît, plus les liens sont clairs et plus le souvenir est vif. Plus on se rappelle ses regards et ses sourires, ses propos, ses gestes et les moments partagés avec lui.
Au-delà des innombrables manifestations extérieures du Divin, le bhakti-yogi s’efforce donc de mieux le connaître personnellement, tel qu’il se livre généreusement pour le bien de tous dans les écrits révélés et à travers les témoignages d’âmes hautement réalisées. Ainsi le bhakta en vient-il graduellement à tisser des liens de plus en plus riches, tendres et sentis avec le Bienheureux, et à raviver la relation qui l’unit à lui. Relation que nous avons tous tendance à oublier dans le tourbillon de nos activités et de nos préoccupations matérielles.
Le pouvoir du souvenir
Cette troisième clé de la bhakti qu’est la réminiscence du Suprême a tout naturellement un pouvoir apaisant et réconfortant, car elle nous rapproche de l’essence même de notre être et de la vie. Elle nous dispose à entretenir une attitude positive face aux aléas de notre existence en nous aidant à voir au-delà des reflets superficiels de la réalité, et par conséquent à transcender les contingences matérielles.
Les bienfaits du souvenir conscient de l’Absolu ne s’arrêtent pas là, toutefois. Rappelons-nous les paroles de Krishna à son ami et disciple Arjuna:
«Ce sont les pensées, les souvenirs de l’être à l’instant de quitter le corps qui déterminent sa condition future. Absorbe toujours tes pensées en moi, dans ma forme personnelle, tout en t’acquittant de tes devoirs. Quiconque médite sur moi et toujours se souvient de moi – suprême entre tous – sans nul doute vient à moi.»
Bhagavad-gita 8.6-8
Autrement dit, en fixant ses pensées sur le Bienheureux au moment de la mort, on rejoint le Divin sur le plan spirituel. Mais comme l’heure du dernier souffle en est une de bouleversements sans précédent et de profond désarroi, on ne saurait espérer se rappeler le Divin sans s’y être attaché au préalable. D’où l’importance de cette troisième clé de la bhakti au trousseau du yogi aspirant à rétablir sa relation intime avec l’objet suprême de son amour et de sa dévotion.
Des bienfaits immédiats
Gardons néanmoins à l’esprit que le souvenir conscient de l’Absolu ne porte pas fruit qu’au terme de notre séjour sur terre. Chaque instant passé à se remémorer versets sacrés, louanges inspirantes d’âmes réalisées ou récits de sublimes divertissements de l’Infiniment Fascinant affranchit un peu plus le bhakta de l’emprise de la matière sur sa vie terrestre, et le rapproche un peu plus de son Seigneur adoré.
La réalisation de soi est un processus graduel, et chacune des activités clés du bhakti-yoga tend à favoriser ce processus. Aussi bien en elle-même que de concert avec l’écoute, le chant et les autres clés de la bhakti, la réminiscence des noms, des formes, des attributs et des faits et gestes du Divin contribue donc à l’atteinte de la perfection de l’existence, en cette vie et au-delà.