Filet - Catégorie - Il était une fois
Photo de Raymond Ling

Suit un texte de l’auteur et chanteur Julos Beaucarne tiré de son livre Le navigateur solitaire sur la mer des mots. Sous des airs de récit anodin, la fable du poète porte finement à réfléchir sur la perception de la réalité.

L’histoire se passe dans le nord de l’Inde. Un swami, un maître, se promène avec ses trois disciples dans les jardins somptueux de l’ashram de la communauté. Ils écoutent les oiseaux des Indes qui chantent dans les arbres des Indes et ils entendent dans le lointain le chœur des disciples qui répète inlassablement le aum traditionnel et pacificateur: «Aum… Aum…»

Le swami, le maître, se promène avec ses trois disciples dans les jardins somptueux de l’ashram de la communauté. Ils regardent pousser les pissenlits. Ils regardent pousser les radis. Ils regardent pousser les salsifis. Ils regardent les poires conférence qui poussent sur les poiriers conférence et les pommes golden delicious qui poussent sur les pommiers golden delicious. Et par terre, les pommes de terre, les frites sauvages.

Tout à coup, ils s’arrêtent devant un carré de salade, et qu’est-ce qu’ils voient? Une limace vorace en train de dévorer une belle feuille de salade. Ce que voyant, le premier disciple, n’écoutant que son courage, écrase la limace avec la plante de son pied.

Le deuxième disciple se tourne alors vers le maître et lui dit dans une violente colère: «Maître, regardez ce qu’il vient de faire, il vient d’écraser une créature de Dieu. N’est-ce pas un crime? N’est-ce pas un péché?» Et le maître lui répond: «Tu as raison mon fils.»

Mais le premier disciple se défend. Il dit: «Mais enfin, maître, si j’ai écrasé cette limace, ce gastéropode non encoquillé, si je l’ai envoyé au gluant paradis limacier, c’est qu’il était en train de manger notre dîner. N’ai-je pas bien fait? N’ai-je pas eu raison d’agir ainsi?» Et le maître lui répond: «Tu as raison mon fils.»

Le troisième disciple, qui jusque-là n’avait rien dit, se tourne alors vers le maître et lui dit: «Mais enfin, maître, ils disent tous les deux quelque chose de contradictoire. Ils ne peuvent pas avoir tous les deux raison. N’ai-je pas raison?» Et le maître lui répond: «Tu as raison mon fils.»

Julos Beaucarne

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Là où la raison se heurte à la réalité

La fable de Julos m’inspire quelques réflexions. À commencer par le fait que swami, ou goswami est un mot sanskrit qui signifie «maître de ses sens». Un swami est précisément reconnu comme un maître parce qu’il est maître de ses sens. Et qui dit maître de ses sens, dit maître de son mental. Par conséquent, le jugement d’un swami digne de ce nom n’est teinté ni par des désirs personnels ni par quelque autres considérations d’ordre matériel.

Comment le swami peut-il donner raison aux trois disciples de l’histoire alors que leurs vues sont divergentes? Tout simplement parce qu’ils abordent la question selon trois angles différents. Selon trois perceptions distinctes de la réalité.

Le premier voit la chose d’un point de vue pragmatique: si nous laissons les limaces manger nos salades, nous n’en aurons plus pour nos repas. Et il a raison. Le second critique le geste du premier sur le plan moral. Et il a raison. Le troisième adopte plutôt une position analytique et s’inscrit en faux devant l’apparente contradiction des deux premiers arguments. Et son raisonnement est également valable, de sorte que le maître n’a aucune raison de le nier.

À aucun moment il n’a été question de savoir si le seul moyen de sauver les salades était de tuer la limace ou non. Ou s’il pouvait être justifiable d’ôter la vie à un être vivant dans certaines circonstances malgré le principe universel voulant que la vie soit sacrée. Ou s’il n’y avait pas lieu d’analyser la situation sous un autre angle que celui de l’apparente contradiction.

Comme chacun s’en tenait à sa vision étroite de la réalité, le swami choisit d’offrir à chacun une réponse conforme à sa vision des choses. Réponse d’ailleurs tout à fait exacte compte tenu de la question formulée.

Questions parfaites, réponses parfaites

Contrairement au swami – au maître –, le spiritualiste en herbe est encore plus ou moins au service de ses sens, de ses pensées et de ses émotions. Ses attachements, ses croyances et ses blocages se reflètent dans sa perception de la réalité, et souvent même dans ses questions aux maîtres qu’il est susceptible d’approcher. Or, s’il souhaite avoir raison ou se conforter dans ses positions, aucun maître n’ira contre sa volonté.

Si toutefois l’aspirant aspire à dépasser ses propres limites et à s’ouvrir à une vision plus large de la réalité, il posera plutôt des questions visant à dissiper ses doutes et ses appréhensions. Des questions visant à enrichir sa connaissance et sa compréhension de lui-même, de l’univers qui l’entoure et de tout ce qui est au-delà de ses perceptions limitées en raison de tous les conditionnements acquis depuis sa naissance. Alors seulement ses questions deviendront-elles parfaites et appelleront-elles des réponses parfaites du maître.

Le swami et ses trois disciples