Suite de la série «Mystères et transcendance» consacrée à l’article de Jean-Claude Émériau paru dans la revue philosophique Matières à penser.

Voir le volet précédent.

«Le temps, qui n’a de sens qu’en la langue des hommes,
Ne nomme qu’ici-bas la minute où nous sommes;
Mais au-delà des temps et de l’humanité
Le nom de toute chose est un: Éternité!
»

Alphonse de Lamartine, La Chute d’un Ange – huitième vision, fragment du livre primitif, 1838

En Occident, on conçoit le temps de façon linéaire, avec un commencement et une fin. Les textes sacrés de l’Inde que sont les Védas considèrent, eux, le temps de façon cyclique, sous la forme de quatre âges successifs qui se renouvellent perpétuellement. Ce même concept s’applique aussi à la nature, où saisons et jours de la semaine se répètent inlassablement, ainsi que jours et nuits, dans un cycle sans fin.

L’histoire de l’univers se déroule donc en une succession de cycles extrêmement longs appelés divya-yougas. Chaque divya-youga est formé de quatre «âges» dont la durée diminue progressivement:

  • le satya-youga, l’âge d’or, parfois nommé krita-youga, dure 1 728 000 ans;
  • le treta-youga, l’âge d’argent, dure 1 296 000 ans;
  • le dvapara-youga, l’âge de bronze, dure 864 000 ans;
  • l’âge actuel, le kali-youga, l’âge de fer, qui a débuté le 18 février 3102 avant Jésus-Christ, c’est-à-dire il y a 5126 ans, dure en tout 432 000 ans.

Au terme de chaque divya-youga a lieu une destruction partielle de l’univers, suivie d’un nouveau cycle qui commence à chaque fois par un âge d’or. Selon les Védas, au fur et à mesure que les âges raccourcissent, du satya-youga au kali-youga, la piété et autres vertus déclinent en proportion.

L’ensemble des quatre âges, soit un divya-youga, dure 4 320 000 années humaines. Un millier de tels cycles, soit 4,32 milliards d’années, forme un jour de la vie de Brahma, et chacune de ses nuits est d’une durée analogue.

Un cycle sans fin

À ce stade, il est intéressant de faire le parallèle avec l’âge attribué à la Terre selon les données scientifiques actuelles, soit 4,5 milliard d’années. L’astrophysicien américain Carl Sagan remarque:

«La religion hindoue est la seule parmi les grandes croyances mondiales qui présente l’idée que le cosmos subit un nombre gigantesque, presque infini de morts et de renaissances. C’est la seule religion où l’échelle du temps, sans doute par pur hasard, correspond à celle de la cosmologie scientifique moderne.»

Cosmos, Random House, 1980, Mazarine, 1981, p. 258

Quand tombe la nuit et que Brahma s’endort, la plupart des planètes sombrent dans les eaux de la dévastation. Au terme de sa nuit, Brahma s’éveille à l’aube d’un nouveau jour de mille cycles, chacune des cent années de sa vie comptant 360 jours et nuits de cette envergure.

Cette conception cyclique du temps est très documentée dans la culture plurimillénaire de l’Inde, et il est très étonnant de retrouver des notions similaires à l’autre bout de la planète, dans la culture amérindienne.

Les brahmanes de l’Inde comparent le dharma personnifié à un bœuf dont les quatre pattes représentent diverses vertus de l’humain:

  • l’aptitude à pratiquer l’austérité;
  • la pureté de corps et d’esprit;
  • le sens de la compassion envers tout être vivant;
  • la véracité.

Ce bœuf se tient solidement sur ses quatre pattes dans l’âge de l’intégrité qu’est le satya-youga. L’austérité disparaît toutefois peu à peu, jusqu’à laisser le bœuf du dharma sur trois pattes au cours du treta-youga. Puis la pureté s’efface à son tour, le laissant sur deux pattes seulement pendant le dvapara-youga. Enfin, la compassion diminue jusqu’à pratiquement s’éteindre dans l’âge de Kali, laissant le bœuf du dharma sur une seule patte, celle de la véracité, elle-même de plus en plus chancelante.

Les Sioux d’Amérique du Nord croient également en un cycle du même type:

«… Leur mythologie dit qu’au début d’un cycle de quatre âges, un buffle est positionné à l’Ouest pour retenir les eaux cosmiques. Chaque année, ce buffle perd un poil, et à chacun des quatre âges il perd une patte. Lorsque tous ses poils et ses pattes ne sont plus, les eaux de la dévastation, n’étant plus retenues, engloutissent la Terre, et le cycle se termine [tout comme dans la tradition védique, où les eaux de la dévastation surgissent au terme d’un divya youga].»

The Sacred Pipe – Black Elk’s Account of the Seven Rites of the Oglala Sioux, University of Oklahoma Press, 1953. Rites décrits en 1947 par Black Elk, homme-médecine et chef des indiens Oglalas (Sioux). Propos recueillis par l’anthropologue Joseph Epes Brown.

Et Brown d’ajouter (traduction):

«Les Amérindiens et les hindous soutiennent qu’à notre époque, le buffle, ou le bœuf, ne tient plus que sur une patte et n’a pratiquement plus de poils. Nombre d’autres traditions partagent d’ailleurs des croyances similaires. Voir René Guénon, La crise du monde moderne, 1927.»

De l’infiniment grand à l’infiniment petit

Selon les Védas, le temps, à notre échelle, se divise en journées solaires de 24 heures chacune. La journée se décompose elle-même en 30 mouhourtas de 48 minutes, mouhourtas qui se divisent à leur tour en 2 ghatis de 24 minutes. Chaque ghati se divise en 30 kalas de 48 secondes, et chaque kala en deux palas de 24 secondes chacun. Chaque pala se décompose en 6 pranas de 4 secondes, et chaque prana en 10 vipalas de 0,4 secondes, chaque vipala se divisant enfin en 60 prativipalas de 0,00666 secondes. Ainsi le temps est-il calculé jusqu’à sa plus infime mesure. (Ces données proviennent de Gloire et mystère de l’Inde, Steven Rosen, BBT, 2011, p. 84)

Le Shrimad-Bhagavatam explique que le temps se mesure en termes de mouvements atomiques, soit le temps que mettent les atomes à couvrir un certain espace matériel. L’anou, mesure infime de temps ou d’espace, désigne d’ailleurs aussi une particule atomique, une des composantes fondamentales de la nature matérielle. Or, comme le temps et l’espace sont de nature matérielle, ils relèvent de l’illusion, ou maya. C’est-à-dire que tout changement dans l’espace qui résulte des vicissitudes du temps s’avère aussi fugace qu’un rêve.

Tant qu’un être est sujet à l’illusion, il reste empêtré dans les mailles inextricables de son karma. Il voyage du passé vers l’avenir en changeant de corps à chaque fois et en perdant plus ou moins le souvenir de ses vies antérieures. Selon les Védas, seul l’Être suprême, ses émanations personnelles, ou avatars, et les âmes libérées échappent aux contraintes du temps, car ils appartiennent au monde spirituel, où le temps brille par son absence et où chaque instant s’inscrit dans un éternel présent.

Qu’on aborde le temps par l’immensité inconcevable des yougas ou qu’on l’aborde par l’aspect microscopique de l’anou, sa plus petite unité de mesure, on se retrouve finalement face à un mystère qui ne peut être compris que par des êtres ayant transcendé à la fois le temps et la dualité matérielle.

À suivre…

Le mystère du temps