Dans la série des fables et maximes tirées de l’Hitopadesh et du Pancha-tantra…
Il y avait, sur le mont Gridhrakouta, près du Gange, un grand arbre dans le creux duquel vivait Jaradgava, un vautour que le sort avait privé de ses yeux et de ses serres. Par compassion, les oiseaux vivant dans cet arbre mettaient de côté pour lui une part de nourriture en échange de laquelle le vautour veillait à la protection de leurs oisillons.
Un jour, un chat aux longues oreilles nommé Dirghakarna passa par là et résolut de manger les petits qui, le voyant approcher, se mirent à hurler de peur.
Jaradgava le vautour s’écria aussitôt :
— Qui va là?
Lorsqu’il vit le vautour, le chat fut empli d’effroi : «C’en est fait de moi, se dit-il. Il va me déchirer en morceaux.» Lui vint alors à l’esprit la maxime suivante :
On peut redouter un danger avant qu’il survienne, mais une fois en sa présence, il faut prendre les moyens de le conjurer.
«Je suis maintenant trop près de lui pour m’enfuir. Approchons-le donc et essayons de gagner sa confiance.»
Le chat approcha du vautour et s’adressa à lui en ces termes :
— Noble seigneur! Veuillez agréer mes hommages.
— Qui es-tu? demanda le vautour.
— Je suis un chat.
— Pars donc d’ici sur-le-champ, sinon tu es mort.
— Écoutez-moi d’abord, je vous en prie. Après quoi, si vous me jugez coupable, vous pourrez me donner la mort, car…
Il est injuste de condamner ou de louer quelqu’un selon son appartenance à une classe ou une espèce. Seule sa conduite devrait déterminer si une personne mérite d’être louée ou condamnée.
— Que viens-tu faire ici? demanda le vautour.
— Je vis sur les berges du Gange, dans lequel je me baigne tous les jours. Je suis végétarien, j’observe les principes les plus stricts, et tous les oiseaux m’ont dit que vous étiez un saint digne de confiance, pieux, érudit et plein de bonté. Je suis donc venu écouter vos enseignements, vous qui êtes sage à la fois par l’âge et par la connaissance. Je trouve pour le moins surprenant qu’une grande âme telle que vous s’apprête à tuer un visiteur comme moi. Un hôte devrait en effet suivre la règle suivante :
Même si un ennemi se présente à sa porte, le maître de maison devrait le traiter comme un invité. L’arbre ne refuse jamais son ombre au bûcheron.
— De plus, même si l’on n’a aucune nourriture à offrir, on devrait à tout le moins recevoir un visiteur avec des mots aimables, car…
Un siège confortable, un endroit paisible, un verre d’eau et des paroles plaisantes. Telles sont les quatre choses qui ne manquent jamais dans la demeure des gens de bien.
Que ce soit un enfant, un jeune homme ou un vieillard, l’invité devrait toujours être traité avec respect.
À l’instar de la lune, qui ne retient pas ses rayons de bénir la maison du plus vil des êtres, les gens de vertu répandent leur miséricorde même sur ceux qui sont dénués de toute qualité.
Si un visiteur quitte une maison mécontent, il emporte avec lui le bon karma de l’hôte et laisse derrière lui son mauvais karma.
Le vautour dit :
— En général, les chats mangent de la viande, et les oisillons font partie de leurs proies. Voilà pourquoi je t’ai parlé de cette façon.
À ces mots, le chat clama son innocence en disant :
— Je suis au fait des règles d’éthique et je maîtrise mes passions comme mes appétits. Or, tous les textes sacrés reconnaissent en la non-violence le principe suprême, car…
Connaissant l’angoisse que suscite la crainte de la mort lorsqu’on est en danger, l’on devrait faire preuve de compassion envers autrui et s’abstenir de tuer.
Il est tout à fait possible de se nourrir d’herbes et de feuilles que l’on trouve facilement dans la forêt. Quel besoin de commettre des crimes à seule fin de remplir son estomac?
Par ces propos, le chat gagna la confiance du vautour et put ainsi élire domicile dans la cavité de l’arbre, ce qui lui permit de s’emparer jour après jour de quelques oisillons et de les manger.
Les parents en vinrent toutefois à s’inquiéter de la disparition de leurs petits et, désespérés, se mirent à les chercher. Dès qu’il sut la recherche en cours, le chat s’enfuit. Les oiseaux découvrirent alors les ossements de leurs petits dans la cavité de l’arbre où vivait le vautour. Il n’en fallait pas plus pour les convaincre que c’était là l’œuvre du vieux rapace, qu’ils tuèrent aussitôt bien que son seul tort ait été d’avoir cédé à la ruse du chat.