Le présent article met fin à la série «L’âme, cette inconnue», inspirée des textes védiques.
Voir les volets précédents.
L’âme a beau être invisible et auréolée de mystère, elle n’en est pas moins palpable et omniprésente. Compte tenu de son unicité, de sa nature, de ses attributs, de son origine, de sa mission et de sa destinée, le moins qu’on puisse dire, c’est que l’âme est vraiment fascinante. Et en guise de conclusion à cette série, j’aimerais souligner les trois caractéristiques essentielles qui la rendent tout particulièrement fascinante: l’éternité, la conscience et la félicité.
L’âme est éternelle (sat)
En sanskrit, le mot sat désigne «ce qui est», par opposition à asat «ce qui n’est pas». L’énergie spirituelle est qualifiée de sat, tandis que l’énergie matérielle – aussi dite illusoire – est qualifiée d’asat. Ainsi l’âme, qui relève de l’énergie spirituelle, est-elle sat, alors que le corps, constitué d’éléments matériels, est asat. Le corps et l’énergie matérielle dont il fait partie existent bel et bien, mais contrairement à l’âme, ils n’ont pas de réalité permanente.
«Pour avoir étudié leur nature respective, les maîtres de la vérité ont conclu à l’immuabilité de l’âme éternelle et à l’impermanence du corps, de nature changeante et illusoire.»
Bhagavad-gita 2.16
La soif de vivre de tous les êtres est d’autant plus remarquable que la mort est la plus indéniable et inéluctable de toutes les fatalités. Tous les corps physiques sont voués à périr. Ils naissent tous avec une sentence de mort, une date de péremption inscrite dans leurs gènes, une épée de Damoclès sur la tête. Et pourtant, aucun de nous n’arrive à concevoir objectivement un temps où nous n’existerions plus sous une forme ou une autre.
Si nous n’étions qu’un corps – aussi sophistiqué qu’il puisse être –, pourquoi aurions-nous un désir viscéral d’éternité alors qu’il est absolument impossible pour ce corps d’échapper à la mort? Alors qu’un tel désir est en flagrante contradiction avec la nature même de ce corps? Comment pourrions-nous concevoir et entretenir ce désir alors que tous les efforts de survie de tous les êtres vivants sont irrémédiablement voués à l’échec depuis la nuit des temps? Alors que nous savons pertinemment que nous marchons nous-mêmes à chaque instant vers l’ultime soupir du corps dans lequel nous vivons?
Les Védas expliquent que ce désir vient tout simplement du plus profond de nous-même, qu’il est indissociable de l’essence même de l’âme que nous sommes. Nous aspirons à vivre éternellement parce que nous sommes éternels.
L’âme est consciente (cit)
On peut même dire qu’elle est conscience, puisque c’est d’elle qu’émane la conscience qui rayonne dans tout le corps. Et qui dit conscience, dit connaissance, les deux ne faisant qu’un dans le cit. Ainsi avons-nous conscience et connaissance des sensations que nous procurent les stimuli captés par nos sens, tout comme des réactions qu’ils suscitent dans notre esprit.
Les Védas distinguent d’ailleurs le corps et l’âme par les mots kshetra et khestragya. Le premier se traduit par «lieu», «champ» ou «domaine», et désigne dans ce contexte le lieu de séjour et le champ d’action de l’âme, tenue pour «l’hôte conscient et connaissant du corps», le khestragya.
Or, nous sommes non seulement conscients et connaissants, mais aussi avides de nouvelles connaissances et de nouvelles expériences. Nous sommes en effet insatiablement curieux, que ce soit des potins de célébrités, des résultats sportifs, des actualités régionales, nationales ou mondiales, du fonctionnement des appareils qui nous entourent, des mouvements planétaires… Les intérêts de chacun varient, mais le principe demeure universel.
Si nous n’étions qu’un corps – aussi savamment agencés que puissent être les éléments grossiers et subtils qui le composent –, toute tentative d’expliquer cette inextinguible soif de connaissance se heurterait à un constat d’invraisemblance. Notre corps n’ouvre en effet que quelques petites fenêtres sur le monde extérieur. Nos sens ne nous donnent accès qu’à très peu d’information sur ce qui se passe globalement autour de nous et au-delà. Nous avons bien sûr beaucoup appris sur notre monde à l’aide de nos sens, mais plus nous avons appris et plus nous continuons d’apprendre, plus nous avons conscience du fait qu’il y a infiniment plus à apprendre et à comprendre. Du fait qu’il y a infiniment plus à découvrir que ce que nous avons déjà découvert.
Nos techniques d’exploration et d’expérimentation les plus perfectionnées à l’échelle de l’atome comme à l’échelle du cosmos nous ont permis de constater à quel point nous savons en fait peu de choses sur l’univers et sur nous-mêmes. À quel point nos capacités d’apprentissage et d’entendement sont elles-mêmes largement limitées face aux questions sans nombre qui restent sans réponses. Sans parler des nouveaux mystères que fait surgir chaque découverte que nous faisons.
Bref, si nous ne sommes rien d’autre que le corps auquel nous avons fortement tendance à nous identifier, pourquoi entretenons-nous un désir de savoir que nous sommes physiquement et mentalement si peu aptes à combler?
Selon les Védas, notre insatiable curiosité et notre soif de savoir infinie ne s’expliquent que par la nature fondamentalement consciente et connaissante de l’âme, dont les facultés ne sont aucunement limitées par des facteurs d’ordre matériel. Je ne suis pas un corps qui a une âme, mais bien une âme qui a un corps. Une âme qui a conscience et connaissance de ce corps, et qui, une fois réalisée, a pleinement conscience et connaissance de sa véritable nature et de sa raison d’être. Une âme qui voit les choses telles qu’elles sont.
L’âme est bienheureuse (ananda)
Autre caractéristique distinctive et essentielle de l’âme, elle est par nature débordante de joie et de félicité. Et c’est précisément la raison pour laquelle nous sommes aussi assoiffés de bonheur que de savoir et d’éternité. Sans doute même plus encore!
Nous cherchons instinctivement à multiplier les bonheurs de la vie. Toutes nos activités vont d’ailleurs en ce sens. Y compris les tâches auxquelles nous nous astreignons pour nous donner les moyens de jouir agréablement du temps dont nous disposons après nous être acquittés de nos obligations et de nos besoins quotidiens.
Mais encore une fois, le corps n’offre que peu d’ouvertures au plaisir, car nos sens sont extrêmement limités. De sorte que notre capacité à boire et manger, à regarder et entendre, ou à caresser et embrasser plafonnent très rapidement. Les plaisirs que nous en tirons sont dès lors de courte durée, si bien que nous devons constamment chercher à les renouveler.
Car, aucun plaisir sensoriel, ni même mental ou intellectuel, ne nous procure une entière plénitude et un bonheur durable. Sans compter que tous les organes de plaisir peuvent aussi être sources de douleur. À vrai dire, le nombre de façons dont le corps peut nous priver de bonheur dépasse très largement le nombre de façons dont il peut nous procurer du plaisir.
Si nous ne sommes qu’un corps doté de sens, d’un mental et d’une intelligence aussi déficients à nous rendre parfaitement heureux en tout temps, pourquoi sommes-nous aussi assoiffés de plaisirs durables? Pourquoi nourrissons-nous inlassablement l’espoir d’un bonheur ininterrompu et inaltérable? Une fois de plus, les Védas affirment que cette soif inaltérable découle de la joie infinie inhérente à la nature même de l’âme pleinement absorbée dans sa relation à l’Absolu et libre de toute conception matérielle de la vie. Et les voies de la spiritualité visent précisément à dissiper le voile qui obscurcit la perception et l’éveil de notre véritable identité. À redonner tout son éclat au bonheur absolu dont nous rêvons.
Ô merveille!
Le fin mot de l’histoire, c’est que chacune des âmes que nous sommes est réellement fascinante et ne demande qu’à s’épanouir pleinement, dans toute sa splendeur.
N’est-il pas merveilleux que cette âme infinitésimale à l’échelle de l’Absolu occupe aussi bien le corps d’un mastodonte ou celui d’un arbre banian que ceux des milliards de germes contenus dans chaque centimètre cube d’espace? Sans oublier l’infinie variété des humains qui peuplent notre terre.
N’est-il pas merveilleux que dans les moindres recoins de la création, l’âme donne vie aux entités de toutes les espèces qui évoluent dans l’eau, dans l’air, sur terre et sous terre, voire dans le feu? Que sans sa présence, tout ne serait que matière inerte?
Et que dire de ses formidables attributs? Éternellement individuelle, consciente et bienheureuse, mais aussi immortelle, immuable et impérissable. Elle ne meurt pas avec le corps, elle ne fait qu’en changer.
C’est donc avec raison que la Bhagavad-gita nous dit:
«Certains voient en l’âme une prodigieuse merveille; d’autres en parlent comme tel, et d’autres encore en entendent ainsi parler. Il en est cependant qui, même après en avoir entendu parler, ne peuvent la concevoir.»
Bhagavad-gita 2.29
Une vision matérialiste acquise de trop longue date empêche effectivement beaucoup de gens de concevoir qu’une source d’énergie aussi insaisissable puisse à la fois animer des formes minuscules ou gigantesques. Et que tout repose en réalité sur cette force vivante et invisible. Mais quiconque prend les dispositions nécessaires pour raviver sa conscience spirituelle est assuré de retrouver sa condition première dans toute sa gloire. Le jeu n’en vaut-il pas la chandelle?