Suite de la série historique consacrée à la théorie de l’invasion aryenne, échafaudée dans le but de minimiser l’importance de la culture et des textes védiques.
Voir le volet précédent.
Thomas Burrow, un vénérable sanskritiste de la prestigieuse université d’Oxford, réaffirme en ces termes la position de l’establishment:
«Aucun document écrit ne relate une invasion aryenne de l’Inde, qu’aucun vestige archéologique ne permet non plus de retracer; mais il n’en s’agit pas moins d’un fait historique fermement établi selon les principes de la philologie comparée.»
«The Early Aryans», dans A Cultural History of India, éd. A. L. Basham, Oxford: Clarendon Press, 1975.
Les premiers érudits de l’Inde se sont avérés de brillants linguistes. Le sanskrit et sa parenté avec les langues classiques d’Europe fascinaient tout naturellement ces chercheurs du 18e et du 19e siècles. Ils ne disposaient d’ailleurs d’aucun autre outil que les Védas pour interpréter l’histoire et la préhistoire de l’Inde. Ce sont donc leurs savantes hypothèses linguistiques qui ont guidé tous les efforts visant à recréer le passé de l’Inde védique. Et ce, bien qu’il n’existe aucune trace de mouvance d’ouest en est d’un ou plusieurs peuples ayant envahi l’Inde pour s’y établir au cours de la période dite préhistorique ou protohistorique! La foi déplace les montagnes, dit-on parfois, et nous en avons là un bel exemple.
Des voix s’élèvent
À l’instar des premières découvertes archéologiques significatives en sol indien, au début du 20e siècle, l’étude des sciences védiques – notamment les mathématiques, l’astronomie et la médecine – a largement été soumise aux interprétations issues de la linguistique comparée. Mais au fil des ans, un nombre grandissant d’universitaires en est venu à contester cette hégémonie. Un archéologue et anthropologue américain, Jim Shaffer, a même qualifié le poids du statu quo sur les recherches indologiques de «tyrannie linguistique»! Et d’ajouter:
«Le concept indo-aryen n’a jamais fait l’objet d’une validation rigoureuse au-delà des frontières de la linguistique historique. On s’est appuyé sur des reconstructions linguistiques pour interpréter les découvertes archéologiques, et on a ensuite utilisé ces dernières pour justifier les reconstructions culturelles de départ.
«Indo-Aryan Invasions: Myth or Reality?», dans The People of South Asia, éd. John Lukacs, New York: Plenum Press, 1984.
«L’idée d’une invasion aryenne était compatible avec le contexte culturel européen des 18e et 19e siècles. […] Mais ce qui n’était qu’une théorie a acquis une aura de fait incontesté utilisé pour interpréter et organiser toutes données subséquentes.
«Or, les données archéologiques dont nous disposons maintenant n’appuient en rien une invasion indo-aryenne ou indo-européenne de l’Asie méridionale à quelque époque préhistorique ou protohistorique que ce soit. Nous sommes au contraire en mesure de démontrer une succession ininterrompue d’évolutions culturelles strictement indigènes, et ce, de la préhistoire à l’histoire moderne.»
Assez, c’est assez!
Les chercheurs sur le terrain reprochent aux promoteurs de la théorie dominante d’avoir essentiellement fait fond sur leurs hypothèses pour justifier leurs conclusions. D’avoir, sous couvert d’empirisme, largement opéré en marge de l’histoire. D’avoir ainsi imaginé d’ingénieuses «reconstructions» et une «protolangue» n’ayant d’autres fondements que leurs jongleries spéculatives.
La conséquence malheureuse de cette approche communément admise est que toute honnête tentative pour comprendre le passé de l’Inde s’est heurtée à un tourbillon tautologique. On s’est d’abord inspiré de ferments linguistiques pour peindre un tableau théorique – une invasion aryenne de l’Inde. Forts de leurs hypothèses, les linguistes se sont ensuite appliqués à «reconstruire» cette invasion dans les textes védiques. Et lorsque des vestiges archéologiques ont enfin été découverts, ils les ont interprétés à la lumière… de leur sacro-sainte théorie.
Même un profane peut facilement déduire ce qui s’est passé. Avec le temps, les conjectures linguistiques sans lien avec l’histoire ni la moindre corrélation avec l’archéologie se sont multipliées jusqu’à produire des scénarios s’étalant sur des millénaires. On comprend dès lors sans mal que des luminaires des grandes disciplines scientifiques y aient vu près de deux siècles de brouillard académique.
Dans un élan visant à dissiper ce brouillard, Shaffer ajoutera:
«Nous rejetons vivement les interprétations simplistes de l’histoire qui datent du 18e siècle et qui continuent de dicter l’entendement de la culture védique. Ces interprétations sont lourdement entachées d’ethnocentrisme, de colonialisme, de racisme et d’antisémitisme européens. Il est grandement temps d’étudier objectivement toutes les données disponibles plutôt que de perpétuer des interprétations qui font fi de la réalité.»
«Migration, Philology, and South Asian Archaeology», dans Aryan and Non-Aryan in South Asia: Evidence, Interpretation and History, Opera Minora, Harvard Oriental Series, vol. 3, éd. Johannes Bronkhurst et Madhav M. Deshpande, Cambridge, MA: Université Harvard, 1999.
Laissons le soin à la célèbre Encyclopædia Britannica de clore ce débat interminable:
«Les théories concernant l’origine des Aryens, dont la langue est elle-même appelée l’aryen, se rapportent à la question d’une certaine mère-patrie indo-européenne. […] Les premiers Européens qui ont étudié le sanskrit ont été frappés par la similitude de sa syntaxe et de son vocabulaire avec le grec et le latin. Il en a résulté une théorie selon laquelle ces langues et d’autres qui leur sont apparentées – collectivement qualifiées d’indo-européennes – avaient une ascendance commune. Et cette théorie a à son tour fait naître l’idée que les peuples parlant ces langues devaient avoir une patrie d’origine commune, d’où leurs ancêtres auraient migré vers diverses régions d’Europe et d’Asie. Cette théorie a suscité des spéculations sans fin qui se poursuivent de nos jours et qui faussent les recherches sur la véritable histoire de l’Inde védique.»
À suivre…