Dans la série des fables et maximes inspirées de l’Hitopadesh et du Pancha-tantra…
Un jour, la biche nommée Tchitranga, en proie à une grande anxiété, arriva en trombe sur les rives du lac où se trouvaient la tortue Manthara et ses hôtes. Effrayés par cette irruption soudaine, Manthara se réfugia dans l’eau, la souris dans son trou et le corbeau dans l’arbre surplombant le lac. Bien que ce dernier pût voir assez loin aux alentours, il ne trouva aucun indice de ce qui avait bien pu effrayer la biche.
Au bout d’un moment, tous se réunirent au pied de l’arbre, et Manthara dit:
— Ô douce biche! Tu peux rester ici et profiter paisiblement de l’eau fraîche et de l’herbe tendre qu’offrent ces lieux.
— C’est par crainte d’un chasseur que je suis venue chercher refuge auprès de vous, dit Tchitranga. Accordez-moi votre amitié, je vous en prie.
— C’est tout naturellement que nous t’acceptons comme amie, lui répondit Hiranyaka, la reine des souris. Tu peux vivre ici comme chez toi.
Il y a quatre sortes d’amis : celui qui nous est lié par les liens du sang, celui qui l’est par les liens du mariage, l’ami de la famille et celui qui nous protège en cas de détresse.
À ces mots, la biche se rasséréna et se sentit heureuse. Puis elle se désaltéra, mangea à sa faim et se reposa à l’ombre d’un arbre près du lac.
Manthara, la tortue, lui demanda alors:
— De qui as-tu si peur, chère amie? Y aurait-il vraiment des chasseurs dans cette forêt isolée?
— Au pays de Kalinga vit un roi du nom de Roukmangada. Il est en campagne dans le but de conquérir le monde, et il campe actuellement avec toute son armée sur les bords de la rivière Tchandrabhaga.
Or, j’ai entendu des chasseurs dire qu’il atteindrait ce lac dès demain matin. Il est donc dangereux de rester ici. S’il vous plaît, considérez tous mûrement la situation et prenez la décision qui convient.
En entendant ces propos, la tortue dit:
— Mon amie, je vais me rendre dès maintenant dans un autre lac.
Le corbeau et la biche répondirent de concert:
— Oui, c’est vraiment ce que tu devrais faire.
Mais la sage Hiranyaka réfléchit un moment, puis dit:
— Manthara sera sans doute hors de danger une fois dans un autre lac, mais des périls sont à craindre sur le chemin y menant.
Les animaux aquatiques sont forts et puissants dans l’eau, les soldats dans leur forteresse, les animaux carnivores sur leur territoire, et les rois lorsqu’ils sont entourés de leur armée.
— Il convient donc de trouver une meilleure solution, renchérit la souris. Rappelez-vous comment un chacal est parvenu à tuer un éléphant.
Voir l’histoire du chacal et de l’éléphant.
Voilà pourquoi j’affirme:
Ce que la force seule ne peut accomplir peut l’être par une stratégie bien réfléchie.
La tortue choisit toutefois d’ignorer ce bon conseil; prise de panique, elle quitta aussitôt l’étang et s’enfuit. Par affection, Hiranyaka et les autres la suivirent, pressentant un danger imminent… qui ne manqua pas de survenir: un chasseur se trouvant sur le chemin de la tortue interrompit sa course, l’attrapa et la lia à son arc en s’exclamant: «Quelle chance!»
Les heures passèrent, et le chasseur, affamé, assoiffé et exténué, finit par approcher de sa demeure, suivi de loin par la biche, le corbeau et la souris, tous très affligés. Hiranyaka commença alors à gémir en disant:
— Alors même qu’un malheur s’éloigne, avec sa cohorte de lamentations, un autre s’abat sur moi, comme les vagues de l’océan. À l’affût d’une faiblesse, les malheurs viennent en masse.
Ce n’est que par grande fortune qu’on obtient un véritable ami, dont l’affection naturelle ne faillit pas même dans les moments de détresse.
Méditant sur ces mots encore et encore, elle soupira:
— Quel coup du sort! C’est le plus souvent dans une vie future que nous connaissons les conséquences, bonnes ou mauvaises, de nos actes. Mais, ô malheur, j’en subis les suites dès à présent.
Puis, se ressaisissant, elle dit:
— Reste qu’on peut aussi voir la chose comme suit:
Tout ce qui est créé est éphémère : le corps est périssable, la richesse est source de souffrance, et les amis, unis pour un temps, se séparent un jour.
— Je ne devrais donc pas me lamenter.
Qui a donc créé ce joyau composé de deux syllabes, «ami»? L’ami est celui qui nous délivre des lamentations, qui nous protège des ennemis et de la peur, qui est l’objet de notre affection et le réceptacle de notre confiance.
La souris Hiranyaka dit alors à la biche Tchitranga et au corbeau Laghoupatanaka:
— Pendant que le chasseur est encore dans la forêt, nous devrions essayer de libérer Manthara.
— Dis-nous ce que nous devons faire.
— Tchitranga ira près de l’étang, faisant semblant d’être morte, et toi, Laghupatanaka, tu te poseras sur elle en feignant de lui donner des coups de bec. Avide de chair, le chasseur posera certainement Manthara par terre pour aller vers vous. À ce moment-là, je libérerai Manthara et vous n’aurez qu’à vous enfuir.
Tchitranga et Laghoupatanaka mirent aussitôt en œuvre le plan d’Hiranyaka.
Le chasseur s’arrêta pour boire un peu d’eau dans l’étang, puis aperçut la biche, qu’il crut morte. Laissant derrière lui la tortue au pied d’un arbre, il se dirigea vers la biche avec joie, un couteau à la main.
Pendant ce temps, Hiranyaka libéra Manthara, qui se réfugia aussitôt dans les eaux de l’étang. Alors que le chasseur s’approchait d’elle, Tchitranga se leva d’un bond et s’enfuit. Et en regagnant l’arbre, le chasseur vit que la tortue était partie. Il soupira en disant:
— Voilà ce que j’ai mérité en agissant sans réfléchir.
Qui abandonne ce qui est certain pour courir après ce qui est incertain perd les deux.
Dégoûté par sa propre conduite, le chasseur regagna son village, tandis que Manthara et ses amis, le cœur léger, s’en retournèrent chez eux pour y vivre heureux et comblés.
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Avec ce récit s’achève la série des fables et maximes inspirées de l’Hitopadesh et du Pancha-tantra. Vous pouvez en tout temps revisiter le contenu intégral de la série à partir du menu principal (sous l’onglet «Blogue») ou de la liste déroulante des catégories d’articles dans la zone verticale de droite.