Suite de la série «La reine des Upanishads».
Voir le volet précédent.
tad édjati tan naidjati tad dūré tad v anntiké
tad anntar asya sarvasya tad u sarvasyāsya bāhyataḥ
«L’Être suprême se déplace sans se déplacer.
Infiniment loin, il est aussi très proche.
Présent en chaque être et en chaque chose,
il est également à l’extérieur de tout ce qui existe.»
Je ne vous apprends rien si je vous dis que l’Absolu, le Grand Tout ou Dieu est inconcevable. Cela dit, il n’en demeure pas moins connaissable pour peu qu’on se donne la peine de franchir les limites de la pensée purement mécaniste et cartésienne. L’Être suprême n’est pas soumis à notre logique, ni réductible à notre niveau de compréhension, si bien qu’aucun effort intellectuel ne suffira jamais à l’appréhender. Il nous faut donc apprendre à transcender notre vision matérielle des choses pour accéder à la dimension spirituelle qui est celle du Divin.
Ce mantra souligne bien les limites de nos facultés cognitives. Nous ne pouvons en effet imaginer que quelqu’un ou quelque chose puisse se déplacer sans se déplacer, être à la fois proche et infiniment loin, et se trouver aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de tout ce qui existe.
Cela dit, ces apparentes contradictions ne visent pas qu’à souligner notre difficulté à concevoir quoi que ce soit au-delà de la sphère matérielle et du monde visible. Elles dressent, dans la foulée du mantra précédent, un portrait sommaire de l’Absolu qui nous invite d’entrée de jeu à le voir autrement qu’avec nos yeux de tous les jours.
Simultanément différent et non différent de tout
On trouve dans les textes sanskrits deux mots importants pour qualifier la Vérité absolue: sagouna (avec attributs) et nirgouna (sans attributs). Le mot sagouna signifie que l’Être suprême possède effectivement des attributs, si ce n’est que ces attributs ne sont pas soumis aux lois de la nature. Puisqu’il est la source et le maître de toutes les énergies, il n’y a aucune différence pour lui entre l’énergie matérielle et l’énergie spirituelle. L’énergie matérielle agit selon ses ordres, de sorte qu’il peut l’utiliser comme bon lui semble, sans être assujetti comme nous à ses influences.
Quant au mot nirgouna, il ne signifie pas que la Vérité absolue est privée d’attributs ou de forme, mais plutôt que ses attributs et sa forme ne relèvent pas du monde de la matière. Contrairement à nous, simples humains, ses attributs sont sans faille, et sa forme est éternelle. Il représente la manifestation ultime de l’Absolu, et l’infinie radiance impersonnelle du Brahman omniprésent n’est en fait que l’éclat de son corps spirituel, tout comme les rayons du soleil ne sont que l’éclat du déva qui gouverne le soleil.
L’Upanishad met en outre l’accent sur l’aspect personnel de l’Absolu en faisant ressortir que ce n’est pas parce que nous sommes incapables de le voir face à face qu’il n’a pas d’existence propre. Nous ne pouvons pas même voir nos paupières, alors que rien n’est plus près de nos yeux. Nous ne pouvons pas non plus concevoir l’immensité de l’univers matériel que nous habitons; comment donc pourrions-nous imaginer l’existence d’un monde spirituel? Les Védas enseignent néanmoins qu’un tel monde existe bel et bien, et ils en fournissent même une description détaillée, de même que les différentes formes de yoga qui permettent de l’atteindre.
L’Être suprême habite ce monde spirituel, ce qui le rend infiniment loin de nous. Mais il peut en un éclair se rapprocher de nous, car il a la faculté de se déplacer plus vite que l’air ou la pensée. Sa rapidité est sans égale, comme nous l’avons vu dans le mantra précédent. On comprend d’ailleurs ici qu’il se déplace sans avoir à se déplacer, puisqu’il est simultanément présent à l’intérieur et à l’extérieur de toute chose et de tout être.
L’essentiel est invisible pour les yeux… ordinaires
Il découle de ces considérations transcendantes qu’on ne peut embrasser l’Absolu et connaître l’Être suprême qu’en développant notre vision et notre conscience spirituelles. Car même lorsqu’il descend personnellement en ce monde, rares sont ceux qui le reconnaissent. Comme l’explique la Bhagavad-gita, les ignorants le dénigrent, ne voyant alors en lui qu’un simple mortel. Mais il n’est pas un simple mortel, car son corps n’est pas un produit de l’énergie matérielle. Contrairement à nous, chacune des parties de son corps peut remplir les fonctions de toutes les autres. C’est là un autre aspect de sa nature inconcevable.
Certains insistent toutefois pour dire que si Dieu vient sur Terre, il doit forcément le faire avec un corps matériel, comme n’importe quel être humain. Mais s’ils mettent ainsi le Seigneur des seigneurs au même niveau que l’homme ordinaire, c’est parce qu’ils ignorent ses pouvoirs inconcevables. Tout-puissant, il peut prendre la forme qu’il lui plaît, et la rendre visible au commun des mortels. Mais encore une fois, même lorsqu’il descend en ce monde dans sa forme originelle, tous et toutes ne sont pas pour autant à même de le reconnaître.
Le fait est que même lorsque l’Être suprême choisit d’apparaître sous une forme faite d’éléments matériels, il lui est très facile de transformer ces éléments en énergie spirituelle. Comme l’énergie matérielle et l’énergie spirituelle proviennent toutes deux de la même source, celui dont elles émanent et à qui elles appartiennent de plein droit peut en effet les utiliser comme bon lui semble.
Bien qu’il soit inconcevable et généralement invisible à nos yeux, le Divin est à jamais libre de se révéler à qui il veut en lui donnant les yeux pour le voir. Ce qu’il fait volontiers pour quiconque reconnaît sa suprématie absolue et se voue amoureusement à son service. C’est d’ailleurs là la seule et unique façon d’entrer en contact avec lui et d’échanger une relation personnelle avec lui.
Dieu est-il vraiment partout?
Ainsi, même si l’Être suprême est partout présent, il n’est pas donné à tous de le voir et de le reconnaître. Les Védas racontent l’histoire d’un jeune prince du nom de Prahlad qui bien qu’il eût cinq ans à peine, avait conscience de la présence du Divin en toutes choses. Le roi, son père, était cependant un être démoniaque, et il abhorrait la foi et la dévotion profonde de son fils, au point de vouloir le tuer, tant il lui était douloureux d’admettre que ses principes et ses valeurs fussent diamétralement opposés aux siens.
Cherchant un jour le moyen de confondre Prahlad et de l’obliger à reconnaître que sa foi était sans fondement, le roi lui lance:
— Toi qui ne penses plus qu’à lui et qui ne parles plus que de lui, saurais-tu me dire où il se trouve, ce fameux Dieu?
— Mais Dieu est partout, mon père, lui répond l’enfant.
— Vraiment? Es-tu en train de me dire qu’il se trouve aussi dans cette colonne? demande le roi en pointant du doigt une des colonnes de son palais.
— Bien sûr, répond le jeune Prahlad.
Le roi entreprend alors de fracasser la colonne d’un grand coup de masse pour prouver à son fils qu’il ne raconte que des balivernes. Mais à sa grande surprise, le Seigneur des seigneurs en surgit aussitôt sous la forme de l’avatar mi-homme mi-lion, et met fin de ses griffes aux jours du roi impie.
Cette histoire illustre le fait que l’Être suprême est présent dans toute sa Création, et que ses pouvoirs inconcevables lui permettent d’apparaître n’importe où pour faire plaisir à ses dévots. Car le Seigneur n’est pas sorti de la colonne sur l’ordre du roi, mais pour répondre au désir du jeune saint qu’était Prahlad et pour l’affranchir du joug de son père démoniaque.
La Brahma-samhita confirme la teneur du présent mantra en expliquant que le Seigneur des seigneurs pénètre en toutes choses, aussi bien dans le vaste univers matériel que dans l’atome. Il se manifeste à l’extérieur sous la forme du cosmos, et à l’intérieur sous la forme de l’Âme suprême. Il n’y a en fait que l’Absolu, le Divin, à l’intérieur comme à l’extérieur de tout ce qui existe. Tout n’est qu’une manifestation de ses diverses énergies, comme la chaleur et la lumière sont des manifestations du feu. Ce qui revient à dire que l’Être suprême et ses énergies ne font qu’Un. Et pourtant, il demeure simultanément distinct de ses énergies, et lui seul, dans sa forme personnelle, peut jouir pleinement de leur infinie diversité.