Suite de la série «La reine des Upanishads».
Voir le volet précédent.
asouryā nāma té lokā anndhéna tamasāvritāh
tāngs té prétyābhigatch-tchannti yé ké tchātma-hano djanāh
«Quiconque tue l’âme
devra renaître dans un monde impie
où règnent l’obscurité et l’ignorance.»
Les Védas distinguent deux grandes catégories d’êtres, qu’ils nomment souras et asouras. Ils qualifient de souras ceux qui, conscients de l’Absolu et des responsabilités inhérentes à la forme humaine, modèlent leur vie en conséquence. À l’opposé, les asouras rejettent toute forme d’autorité suprême et n’ont d’intérêt que pour la satisfaction de leurs besoins primaires et de leurs désirs de jouissance sensorielle, émotionnelle ou intellectuelle. On pourrait aussi simplement traduire ces termes par «spiritualistes» et «matérialistes».
Comme toute grande classification de type noir ou blanc, celle-ci comporte une large variété de sous-divisions de plus en plus nuancées. Mais la distinction fondamentale entre ces deux grandes catégories d’êtres n’en est pas moins importante.
La vision du monde des asouras se limite essentiellement à celle de toutes les autres espèces vivantes, pour lesquelles – du simple microbe au primate le plus évolué – tout gravite autour de la sustentation, d’une alternance d’activité et de repos, de la reproduction, et de la défense contre toute intrusion menaçante. L’asoura ne conçoit l’existence d’aucune réalité autre que celle du monde visible, et n’entrevoit aucun sens à la vie autre que le passage de la naissance à la mort.
Les souras ont quant à eux le sens d’un ordre supérieur au fondement de l’univers, et ils utilisent leurs facultés de raisonnement pour s’interroger sur leur origine et leur finalité. Ainsi cherchent-ils à parfaire leur existence sur le plan non seulement matériel, mais aussi spirituel.
Le crime ne paie pas
La notion de responsabilités humaines a déjà été abordée dans le cadre du mantra 1. Ces responsabilités tiennent au fait que la forme humaine bénéficie d’atouts que n’ont pas les autres espèces. Notamment une intelligence suffisamment développée pour comprendre, à la lumière des textes révélés et des enseignements des sages et saints maîtres depuis l’aube des temps, que cette forme humaine ne s’obtient qu’après d’innombrables transmigrations de l’âme à travers les espèces.
La vie en ce monde est parfois comparée à un océan, et le corps humain, à un solide navire destiné à franchir cet océan. Les textes révélés et les maîtres du savoir deviennent alors des capitaines expérimentés aptes à guider le navire; et les avantages offerts par la forme humaine se comparent aux vents favorables qui peuvent aider le navire à voguer paisiblement vers sa destination.
Ceux et celles qui, malgré tous ces atouts, ne profitent pas pleinement de leur forme humaine pour réaliser que leur corps n’est en réalité qu’une enveloppe, et que leur véritable identité est de nature spirituelle, sont ici qualifiés d’asouras, d’«assassins de l’âme» (atma-hana). Et parce qu’ils négligent de tirer parti de cette rare forme humaine pour s’élever au-dessus d’une conception bassement matérielle de l’existence, ils sont voués à renaître au sein d’espèces inférieures, que des facultés obscurcies plongent dans l’ignorance totale de leur véritable nature et de l’Absolu. Tel est le danger contre lequel ce mantra de l’Isha Upanishad nous met ici en garde.
Donnant-donnant
Il va sans dire que l’âme ne peut, à proprement parler, être «tuée», puisqu’elle est de nature spirituelle, et donc éternelle. Mais ce mantra souligne que c’est, à proprement parler, un crime de vivre sa vie comme un simple animal, et que ce crime à de lourdes conséquences.
Les besoins vitaux des animaux sont tout aussi importants à leurs yeux que les nôtres le sont pour nous. Mais eux doivent tenter de les combler dans des conditions difficiles, alors que l’être humain se voit offrir toutes sortes de facilités pour vivre de façon moins contraignante.
C’est que la vie humaine est plus importante que celle des animaux. Les facilités qui lui sont offertes sont conçues pour lui laisser le temps de s’acquitter de responsabilités plus importantes que sa simple subsistance. Pourquoi un cadre supérieur jouit-il de plus grands privilèges qu’un simple employé, sinon parce qu’il occupe un poste plus élevé, et que ses fonctions sont plus exigeantes.
Les responsabilités dont il est ici question portent sur la quête du sens de la vie, de la raison d’être de l’univers, de la nature essentielle du vivant sous toutes ses formes, et de la source ultime de tout ce qui est. Ce sont là de grandes responsabilités, qui méritent et exigent des efforts conséquents, ne serait-ce que par gratitude pour tout ce qui nous est donné. En faire fi relève d’une insouciance malsaine dont les conséquences sont aussi lourdes que les responsabilités qu’elle nie.
Plus loin que le bout de son nez
Rendons-nous à l’évidence: malgré nos efforts les plus acharnés pour vaincre la maladie, la vieillesse et la mort, ou la pauvreté, l’injustice et les inégalités de toutes sortes, les lois de la nature sont si puissantes qu’elles ne cessent de nous poser de nouveaux défis. Le message est clair: nous ne sommes pas ici pour renverser l’ordre des choses, et toute tentative pour ce faire est d’emblée vouée à l’échec.
L’être humain n’est pas fait pour travailler comme une bête de somme à réaliser des progrès qui, en fin de compte, créent plus de problèmes qu’ils n’en résolvent. Je vous épargne la liste des retombées actuelles de tous les fabuleux progrès que nous avons pu réaliser au cours des derniers siècles, de l’invention d’armes de plus en plus destructrices à l’industrialisation massive de nos sociétés.
Autrement dit, les avantages de la forme humaine ne sont pas destinés à nous permettre de manger de façon de plus en plus raffinée; de dormir dans des lits de plus en plus moelleux; de nous accoupler et de nous reproduire de façon de plus en plus jouissive; ni de perfectionner nos moyens de défense jusqu’à menacer d’anéantir toute trace de l’humanité sur terre.
Les nombreux atouts qu’offre la forme humaine sont conçus pour nous aider à atteindre la perfection de l’existence. Apprenons à les utiliser pour vivre plus simplement tout en cultivant de plus hautes pensées que celles que nous dictent sans cesse nos sens, notre mental, nos semblables et notre environnement.
Faute de nous réaliser pleinement, cette approche à la vie nous assurera au moins de renaître dans des conditions favorables pour poursuivre notre quête de paix et de bonheur durables, en pleine connaissance de cause et en pleine conscience de l’Absolu sous tous ses aspects. Ceux et celles qui s’y refusent sans ambages peuvent au contraire s’attendre à renaître dans des conditions plus difficiles qu’on ne pourrait l’imaginer, et à devoir attendre de nombreuses vies avant d’obtenir à nouveau une forme humaine. Le choix semble clair et évident, mais il importe de le faire sans tarder, car la vie est courte. D’où le caractère impérieux de ce mantra, qui ne se veut pas tant une menace qu’un sage avertissement.