Le gouvernement du Québec annonçait en janvier 2020 que le programme d’Éthique et culture religieuse (ECR), enseigné depuis 2008 dans les écoles primaires et secondaires de la province, allait être aboli. La COVID-19 ayant largement accaparé les médias et les esprits depuis le début de l’année, l’annonce n’a pas fait autant de bruit et n’a pas eu autant de répercussions qu’en d’autres temps, mais cette décision n’en soulève pas moins d’importantes questions.
Rappelons que le programme d’ECR visait à remplacer l’ancien régime d’option entre le programme d’enseignement religieux catholique, le programme d’enseignement religieux protestant et le programme d’enseignement moral. Le but avoué en était de promouvoir la réflexion sur les questions d’éthique et de susciter une compréhension globale du phénomène religieux tout en favorisant l’ouverture au dialogue.
Selon l’actuel ministre de l’Éducation, Jean-François Roberge, le programme d’ECR accordait une place trop importante à la religion. Il est donc appelé à être remplacé dès la rentrée scolaire 2022-2023 par un nouveau programme dont le contenu… reste à définir. Huit grands thèmes doivent toutefois guider son élaboration : la participation citoyenne et la démocratie, l’éducation juridique, l’écocitoyenneté, l’éducation à la sexualité, le développement de soi et des relations interpersonnelles, l’éthique, la citoyenneté numérique et la culture des sociétés.
Personne n’oserait nier l’importance de ces thèmes, dont chacun pourrait d’ailleurs faire l’objet d’un programme d’enseignement complet en soi. Mais qu’en est-il du volet spirituel, au moins tout aussi important dans la saine évolution et le plein accomplissement de tout individu, indépendamment de ses croyances et pratiques religieuses, ou de leur absence? À en croire le ministre, ce volet devra se contenter d’une place largement réduite dans le nouveau programme, si place il y a.
Du pour et du contre
Certains se félicitent de l’abolition du programme d’ECR, auquel ils reprochent de favoriser le multiculturalisme canadien plutôt qu’une forme de culturalisme québécois strictement fondé sur la laïcité. Mais d’autres, dont nombre d’enseignants, estiment que le gouvernement évince ainsi une part importante de l’éducation de nos enfants au profit d’intérêts purement politiques.
Comme on peut le lire dans le curriculum du cours appelé à disparaître, il visait à exposer les élèves aux différentes religions du monde de même qu’aux différentes formes de spiritualité qui marquent notre patrimoine et qui contribuent à la culture québécoise. D’où son importance aux yeux d’éducateurs soucieux d’élargir les horizons des générations montantes.
Il se peut très bien que le programme en place doive être renommé et remanié pour mieux refléter les réalités d’aujourd’hui et mieux préparer nos jeunes aux réalités de demain. Mais ce changement doit-il se faire au détriment d’une meilleure compréhension des courants de pensée foncièrement spirituels qui ont modelé l’histoire et qui sous-tendent nos sociétés?
Un regard extérieur
Un article de Samuel Besson récemment publié dans Medium a retenu mon attention à ce sujet, et je vous en présente ci-après un résumé adapté avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Alléguant que la place de la religion était trop importante dans le cours d’ECR, le gouvernement entend mettre l’emphase sur l’éthique pour promouvoir le respect de soi et des autres ainsi que la lutte contre les stéréotypes.
À première vue, cela peut sembler une bonne chose. D’ailleurs, pour une majorité d’élites intellectuelles, l’éthique peut très bien être enseignée sans faire référence au divin.
Mais tout n’est pas aussi simple.
Friedrich Nietzsche, un des philosophes les plus célèbres des temps modernes, s’est longuement penché sur la question, et devant l’intérêt déclinant de ses contemporains envers la religion – vers la fin du 19e siècle –, il a métaphoriquement proclamé que nous avions collectivement «tué» Dieu. Ce «meurtre» a lourdement pesé sur la conscience de Nietzsche, et l’a amené, dans Le gai savoir, à exprimer son anxiété face à un monde dénué du divin : «Y a-t-il encore un en-haut et un en-bas? N’errons-nous pas comme à travers un néant infini? Le vide ne nous poursuit-il pas de son haleine?»
Autrement dit, en supprimant Dieu de l’équation, toute moralité devient relative. Il n’y a plus d’autorité absolue qui nous permette de juger de ce qui est «en haut» ou «en bas», ou encore de ce qui est bien ou mal.
Par la suite, de nombreux philosophes athées ont avancé des théories contradictoires visant à répondre aux questions les plus élémentaires sans référence à un quelconque absolu, des questions telles que :
Qu’est-ce qui est bon?
Qu’est-ce qui est vrai?
Qu’est-ce qui est juste?
À défaut de mieux, leurs hypothèses sont encore présentées dans nos cours d’éthique, et les élèves sont invités à décider pour eux-mêmes ce qui est vrai ou faux, car leurs professeurs n’ont aucun schème de référence à leur présenter.
Les plus simples questions de la vie n’en sont pas moins importantes, et les traditions théistes millénaires ont beaucoup à offrir en ce sens. En les reléguant aux oubliettes sous prétexte que certains politiciens, philosophes et intellectuels «modernes» prétendent que nous avons évolué et que nous n’avons que faire des fantaisies religieuses d’antan, nous manquons pour le moins d’objectivité et de sens commun.
Quand tout s’emmêle
L’Article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés stipule clairement que chaque individu a droit à la liberté de conscience, de croyance et de religion. Il y a cependant lieu de se demander si cette liberté peut vraiment être respectée dans un contexte où le gouvernement prive les élèves de toute sensibilisation éclairée à l’existence de traditions parmi les plus importantes de l’histoire de l’humanité en matière de philosophie, de littérature, d’art et de culture en général.
Certains rejettent d’emblée toute allusion à quelque forme de religion que ce soit en invoquant les abus et les aberrations perpétrés au nom de Dieu. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Le problème ne relève pas de la religion comme telle, mais plutôt de l’ignorance des citoyens qui suivent ceux qui l’utilisent pour servir leurs propres fins, comme ils le font de toutes les institutions depuis la nuit des temps.
C’est justement pour contrer cette ignorance qu’il importe de présenter à nos jeunes les fondements philosophiques et les valeurs spirituelles des grandes traditions dites religieuses. Un programme d’éducation objectif ne doit pas faire la promotion d’une religion ou d’un courant de pensée spirituel plutôt qu’un autre, mais il ne doit pas non plus rejeter en bloc toute forme de spiritualité comme étant fantaisiste, irrationnelle et dépassée.
Essentielle complémentarité
L’objectivité et l’impartialité sont de toute évidence des denrées de plus en plus rares en ces temps où l’on détruit les statues de héros du passé, où l’on salit le nom de grands artistes et créateurs, et où l’on condamne prestement les paroles et les actes de tout un chacun du simple fait qu’ils ne sont plus en odeur de sainteté selon nos nouveaux schèmes de référence, pour ne pas dire de «croyance».
Il n’en reste pas moins, comme le rappellent les Védas, que l’éducation spirituelle constitue le tronc auquel se rattachent les diverses branches du savoir humain. Le Hari-bhakti-sudhodaya, qui fait partie du Naradiya Purana, va jusqu’à comparer l’éducation matérielle dénuée de conscience spirituelle aux ornements dont on pare les morts. Car, peu importe le soin qu’on met à embaumer et à décorer un cadavre pour le rendre plus attrayant, un corps privé de conscience demeure inerte et sans valeur. Le développement de soi repose d’abord et avant tout sur la connaissance du soi, connaissance qu’aucune branche du savoir académique ne permet d’acquérir.
Espérons donc que notre gouvernement aura l’intelligence de faire la belle part à la liberté de conscience, de croyance et de religion en intégrant à son nouveau programme d’enseignement une juste compréhension des grandes traditions philosophiques et spirituelles qui ont façonné notre histoire et qui définissent largement qui nous sommes aujourd’hui.