Nous avons vu, dans le premier volet de cet article, que le Shrimad-Bhagavatam, le magistral commentaire de Vyasadéva sur le Védanta-sutra, prend le relais là où s’arrête la Bhagavad-gita afin d’élargir le spectre des connaissances en matière de spiritualité. Voyons maintenant ce qui le distingue de tous les autres écrits védiques.
Le mot dharma revêt plusieurs sens, mais dans sa forme la plus courante, il désigne tout à la fois les pratiques religieuses, les manifestations extérieures des différentes approches à la spiritualité, le sens du devoir et les observances de toutes sortes qui favorisent une vie équilibrée en famille, au travail et en société. Les multiples ramifications des Védas traitent abondamment de toutes ces formes extérieures et ponctuelles de dharma.
Il existe cependant une autre forme de dharma, toute personnelle, qui correspond à la fonction immanente et éternelle de l’âme. Cette fonction indissociable de notre existence – personne n’y échappe – est de servir, d’une façon ou d’une autre, et sa forme la plus élevée consiste à servir le Suprême, source et soutien de tout ce qui existe. Car, nous sommes tous d’éternels serviteurs de l’Infiniment Fascinant, et ce n’est que lorsque nous l’oublions que nous vouons notre service à mille et un autres maîtres.
Cette forme de dharma éternelle ne repose sur aucune doctrine, et elle ne dépend d’aucune désignation extérieure. Elle incarne la plus haute forme de spiritualité, la religion universelle. Et elle n’est ouvertement et complètement décrite que dans le plus pur des Puranas, la fine fleur des Védas, le Shrimad-Bhagavatam, qui, disions-nous, prend le relais là où se termine la Bhagavad-gita.
Tout au long de la Bhagavad-gita, Krishna répond affectueusement aux questions d’Arjuna et lui explique les critères, les principes et les valeurs associés à une vie saine et fructueuse en ce monde, de même que les différentes méthodes permettant de gravir les échelons de la réalisation de soi. Mais après lui avoir livré ces enseignements préalables, il conclut en l’invitant à oublier toutes ces formes de dharma secondaires et intermédiaires pour simplement s’abandonner à lui. Car, telle est l’ultime essence du dharma. Toutes les autres formes d’enseignement et de savoir n’en sont que des corollaires.
Et c’est précisément à partir de ce point que poursuit le Bhagavatam.
À nul autre pareil
Le Bhagavatam écarte d’entrée de jeu les dharmas subsidiaires et les pratiques religieuses fondées sur l’atteinte d’un royaume céleste – que dire d’objectifs de moindre envergure. Il fait même fi de la libération, tenue pour l’ultime bénédiction par nombre de spiritualistes désireux de se fondre dans l’Absolu pour ne plus faire qu’un avec lui. Autrement dit, le Bhagavatam transcende toutes observances religieuses ou spirituelles intéressées, c’est-à-dire teintées d’une quelconque motivation personnelle.
Le Bhagavatam encourage plutôt l’adhésion au dharma suprême, aux principes spirituels universels qui favorisent le développement d’une conscience purement dévotionnelle au service du Seigneur des seigneurs ainsi que l’éveil de notre amour pour lui.
L’exclusivité du Bhagavatam tient tout d’abord à ce qu’il préconise une existence entièrement axée sur le service empreint d’amour de l’Infiniment Fascinant, de la source et de l’ultime soutien de tout ce qui est, sans égard à toutes les observances prescrites dans le cadre d’approches accessoires au «bien-vivre». Le Bhagavatam se concentre exclusivement sur le but ultime de l’existence et sur la satisfaction profonde de l’être dans le plein accomplissement de soi, rien de moins.
L’exclusivité du Bhagavatam tient en outre à ce qu’il fournit des descriptions détaillées du Divin, de ses attributs, de ses noms, de ses gloires et de ses échanges avec les habitants du monde spirituel, de même qu’au fait qu’il consacre plus d’une centaine de chapitres à ses activités sur Terre et parmi les habitants des différents systèmes planétaires lors de ses séjours dans le monde matériel. Ce que ne fait aucun autre écrit.
Les quatre grands buts de l’existence
Est-ce à dire que les pratiques religieuses et les observances conventionnellement reliées à la spiritualité sont condamnables ou à proscrire? Absolument pas. Elles peuvent d’ailleurs servir de tremplin à une spiritualité plus riche et plus profonde. Si le Bhagavatam les relègue au second plan, c’est que pour vivre pleinement sa spiritualité, sous le signe de l’éternité, de la pleine conscience et de la plus pure félicité, il faut écarter tout motif égoïste et tout désir de gain personnel.
On s’entend que l’humain poursuit globalement quatre grands objectifs, tantôt conjointement, tantôt séparément:
- une vie bonne, empreinte de piété ou de vertu
- la prospérité économique
- la jouissance des plaisirs de ce monde
- la libération des chaînes de la matière et du karma
Le Bhagavatam reconnaît que ces objectifs ont leur place dans l’univers matériel, mais souligne qu’ils sont autant d’obstacles à la poursuite de la transcendance dans sa forme la plus achevée. Si captivants qu’ils soient, ces objectifs nous détournent du pur bonheur spirituel auquel nous aspirons intimement, et ils nous privent de l’absolue liberté que confère le service immotivé et empreint d’amour du Divin.
Les chaînes de la matière et du karma sont forgées à même nos désirs de gloire, de beauté, de puissance, de richesse, de savoir et d’abnégation à des fins toutes personnelles, sans égard à la source de toute gloire, de toute beauté, de toute puissance, de toute richesse, de tout savoir et de toute abnégation. Tant et aussi longtemps que nous cherchons à devenir de petits dieux, à nous substituer au Divin ou à le surpasser en nous efforçant de nous rendre maîtres de la nature et de l’univers – ne serait-ce qu’à notre humble échelle individuelle –, il nous est impossible d’être complètement libres et de mettre fin aux affres de la dualité.
C’est pourquoi le Shrimad-Bhagavatam nous introduit sans détours au cinquième et ultime but de l’existence: la pure bhakti.
Le summum bonum
Les différentes formes de spiritualité ancestrales et nouvelles, les pratiques religieuses rituelles et les techniques de yoga avancées peuvent toutes nous aider à atteindre les quatre premiers objectifs de vie. Certaines de ces approches peuvent même conduire à la réalisation des aspects omniprésent et omniscient de l’Absolu, soit le Brahman impersonnel et le Paramatma sis dans le cœur de chaque être. Mais seul le bhakti-yoga, vers quoi convergent toutes les disciplines de l’échelle du yoga, donne de réaliser l’aspect personnel de l’Absolu, Bhagavan, et de raviver notre amour pour lui.
Aussi le Bhagavatam met-il de côté toutes les religions organisées, toutes les autres approches à la spiritualité et toutes les formes de dharma secondaires abordées en détail dans moult autres écrits pour se concentrer sur l’objet d’amour suprême et sur la façon d’entrer en relation avec lui. Et puisque pour aimer quelqu’un, il faut d’abord le connaître, le Bhagavatam s’emploie à nous faire connaître le Divin comme aucun autre écrit ne le fait.
Ce faisant, le Bhagavatam confère le savoir qui donne accès à la plus haute forme de transcendance et qui permet de briser les chaînes du karma de même que le cycle des morts et des renaissances. Il est tout à la fois source d’entière réalisation de soi et de l’Absolu, de liberté totale, de pleine conscience et de libération ultime des entraves au bonheur éternel. Sa portée est telle que Vyasadéva nous assure que quiconque en reçoit la science et la sagesse des lèvres d’une âme réalisée peut directement devenir un spiritualiste du plus haut niveau qui soit, sans avoir à franchir les différentes étapes de réalisation décrites dans les Védas.
Voilà pourquoi les sages et les grands maîtres védiques y voient le creuset des études supérieures en spiritualité.