L’allégorie de la caverne de Socrate est riche de sens à plus d’un égard, et elle a donné lieu à de nombreuses extrapolations philosophiques, notamment en matière de spiritualité.

Voir le premier volet de cet article.

Cette allégorie illustre bien la pensée védique en ce qui a trait au conditionnement de l’âme prisonnière d’une conception matérielle de la vie. C’est d’ailleurs l’esprit dans lequel le poète anglais Coleridge s’en serait inspiré pour composer le poème suivant:

Samuel Taylor Coleridge (1772-1834)

Tout ce qui s’offre à nos sens
N’est pour moi que symbole,
Un alphabet gigantesque
Pour nos esprits d’enfants.
Nous sommes mis en ce bas monde,
Le dos tourné à l’éclatante réalité,
Afin d’apprendre,
Sans que soit ébloui notre jeune regard,
À distinguer la substance de son ombre.

Samuel Taylor Coleridge – Feuilles sibyllines (1817)

L’apprentissage en question s’avère somme toute malaisé. Socrate souligne en effet que le passage de la captivité à la liberté est extrêmement douloureux. Une fois ses liens tranchés, le prisonnier commence par éprouver de la difficulté à se mouvoir. Puis, l’éclat du feu derrière le parapet vient le priver de la vue. L’ascension vers la sortie de la caverne par son long couloir rocailleux présente elle-même toutes sortes d’obstacles, et lorsque le captif en émerge, il se trouve subitement confronté à un environnement diamétralement opposé à tout ce qu’il a jamais connu. Imaginez combien les rayons du soleil peuvent l’aveugler quand la seule lueur du feu de la caverne suffisait à l’éblouir!

Ce prisonnier se compare à toute personne invitée à s’enquérir de son identité réelle, enfouie au plus profond de son être. Ayant trop longtemps vécu dans l’illusion de n’être que le corps matériel qu’elle habite, la seule évocation d’une réalité spirituelle dont elle n’a aucune notion lui semble chimérique, voire insoutenable. D’autant plus que la voie de l’affranchissement des ténèbres de l’ignorance du soi et de l’Absolu se révèle jonchée d’embûches. Comme le confirme la Bhagavad-gita, les pratiques qui conduisent à la pleine réalisation de soi et au bonheur radieux qui en résulte ont initialement un goût de poison, car elles exigent une pénible remise en question de ses perceptions et de ses attachements. Mais pour qui persiste dans cette voie, elles ont tôt fait de devenir source de pur nectar.

L’indispensable secours

Socrate explique que la caverne correspond au monde de la matière, seul perceptible à nos sens limités. Il qualifie ensuite l’ascension vers la sortie de la caverne de «séjour ascendant de l’âme» vers ce qu’il appelle le «domaine de l’Intelligence absolue», qui englobe la dimension matérielle et la dimension spirituelle de la réalité. Il précise enfin qu’une fois en présence de l’éblouissante radiance dans laquelle elle baigne alors, l’âme assoiffée de vérité s’efforce d’en trouver la source. Et lorsqu’elle la trouve, elle y voit ce que le philosophe appelle «le Bien personnifié», à l’origine de tout ce qui existe.

Il est intéressant de noter que cette analogie s’apparente étroitement à la vision de l’Absolu que nous livre les Védas. L’univers matériel y est en effet décrit comme une zone voilée du monde spirituel, où brille à l’infini la lumière du Brahman, qui n’est autre que la radiance de Bhagavan, la source personnelle de tout ce qui est, aussi appelé le Bienheureux. Et pour Socrate comme pour les Védas, n’atteignent la pleine sagesse que les êtres qui ont conscience et connaissance non seulement de la caverne des ombres et de l’éblouissante lumière qui règne au-delà, mais aussi de la source toute personnelle de cette radiance.

Fascinés par «l’alphabet gigantesque» de Coleridge, nos esprits d’enfants ne peuvent se libérer seuls des désirs et des attachements qui nous retiennent prisonniers de la matière et faussent notre vision de la réalité. Les occupants de la caverne ne sont en mesure ni de délier leurs compagnons ni de se défaire eux-mêmes de leurs chaînes. Pour entreprendre son ascension vers la lumière, l’âme prisonnière de la caverne des ombres a donc besoin d’une aide extérieure, d’une âme libérée à même de lui servir de guide.

Un être ayant rejoint le monde de la lumière répugnera de toute évidence à redescendre dans la caverne et à y reprendre le mode de vie des captifs. Que pourrait lui apporter la pantomime des marionnettes après avoir expérimenté la réalité absolue?

Une question d’alignement

C’est donc par pure compassion que l’âme libérée agissant comme guide spirituel accepte la responsabilité d’ouvrir les yeux de ceux et celles dont la souffrance n’est mitigée que par un jeu d’ombres n’offrant qu’un pâle reflet de la réalité. Et comme l’indique Socrate, le disciple d’un maître qui l’aide ainsi à recouvrer la vision de la réalité globale lui en est profondément reconnaissant. Le Gautamiya-tantra des Védas en témoigne comme suit:

«Je vivais dans les plus sombres ténèbres de l’ignorance, mais, du flambeau de la connaissance, mon maître spirituel m’a ouvert les yeux. C’est donc avec grand respect que je lui rends hommage.»

Socrate reconnaît que la connaissance de la Vérité Absolue est virtuellement présente en chacun, si ce n’est qu’une personne doit être orientée dans la bonne direction pour voir la lumière. Autrement dit, les captifs de la caverne ne sont pas frappés de cécité; la vue ne les a jamais quittés, elle est simplement voilée sous l’effet des conditions dans lesquelles ils sont maintenus.

Détail de « La mort de Socrate »
Tableau de Jacques-Louis David (1787)

Dans les mots de Socrate:

«Il ne s’agit pas de donner la faculté de voir aux yeux de l’âme, puisqu’ils la possèdent déjà, mais plutôt de faire en sorte que ces yeux se portent là où ils doivent se porter. Qu’ils se détournent du monde éphémère pour se tourner vers la réalité ultime, vers la radiance qui règne au-delà des ténèbres, et enfin vers sa source – le Bien personnifié –, jusqu’à ce que ses yeux s’y accoutument.»

Il s’agit là d’une science et d’un art qui doivent être étudiés et appliqués sous la direction d’une personne qui voit réellement le monde de lumière. Et cette personne est celle à laquelle on donne le nom de maître spirituel, ce qui en fait un allié incontournable dans le cadre d’une quête de vérité et de pleine réalisation de soi.

Aussi la Bhagavad-gita enseigne-t-elle:

«Cherche à connaître la vérité en approchant un maître spirituel.
Enquiers-toi d’elle auprès de lui avec soumission, tout en le servant.
L’âme réalisée peut te révéler le savoir, car elle a vu la vérité.»

Bhagavad-gita 4.34



Donner au suivant

Aussi l’humanité a-t-elle grand besoin de tels êtres magnanimes, de mahatmas qui, par la grâce d’autres âmes réalisées, ont pu percer le voile de leur conscience enténébrée par une conception purement matérielle de l’existence, et ainsi contempler la Source de toute lumière – le Bien personnifié de Socrate.

À ceux et celles qu’un guide éclairé a conduits hors de la caverne obscure, Socrate dit:

«Puisse chacun de vous descendre parmi les captifs et vivre auprès d’eux dans l’obscurité. Vous percevrez les choses mille fois plus clairement que ces prisonniers qui n’ont jamais quitté la caverne. Pour avoir vu la justice, la beauté et la vertu dans leur réalité, vous distinguerez chaque forme, la reconnaîtrez à sa juste valeur et saurez ce qu’elle représente. L’idéal de vie entre gens de bien cessera alors de n’être qu’un rêve utopique comme c’en est un dans les sociétés actuelles où les hommes s’entretuent pour des ombres et se disputent le pouvoir, faisant de ces chimères une fin en soi.»

Le Bienheureux lui-même confirme d’ailleurs affectueusement l’importance de sortir des ténèbres de l’ignorance du soi et de l’Absolu, et d’aider autrui à en faire autant:

«Aucun de ceux qui, en ce monde,
cherchent à servir la Vérité de la sorte
ne saurait m’être plus cher.»

Bhagavad-gita 18.68-69

Noble objectif s’il en est!

D’ombre et de lumière (2/2)