Si vous connaissez l’audacieux stratagème mis en œuvre par Bouddha pour freiner le massacre d’innombrables animaux, vous vous demandez peut-être comment les Védas ont par la suite pu recouvrer leurs lettres de noblesse. Car la saga ne s’arrête pas là!
Pour un rappel des événements, voir La mission secrète de Bouddha.
Dans le cadre de sa mission improbable et pour le moins spectaculaire, Siddhartha Gautama, devenu Bouddha, a en effet détourné les masses des textes védiques – en bloc! Un geste extrême, mais nécessaire au redressement d’une situation devenue intenable. C’était il y a 2500 ans, soit entre 500 et 600 ans avant notre ère.
La doctrine de non-violence (ahimsa) de Bouddha se répand peu à peu, et à peine trois siècles plus tard, le roi Ashoka (c. 304-232 av. J.‑C.) – le troisième empereur de la dynastie des Maurya – en fait la philosophie d’État dans l’ensemble de son royaume. De nombreux érudits de l’époque ayant jusque-là œuvré à la préservation de l’héritage des écoles de philosophie védiques se voient alors contraints d’étudier et d’enseigner les préceptes nihilistes (shuniata) élaborés par les disciples de Bouddha.
Fortes de cet élan, diverses variantes du bouddhisme continuent de faire des adeptes et de gagner du terrain un peu partout en Asie au cours des siècles qui suivent.
Un retour attendu
Or, voilà qu’au 8e siècle de notre ère s’impose un maître spirituel soucieux d’entamer un retour à l’essence des Védas et d’unifier les différents courants de pensée de son époque. Tenu pour être un avatar de Shiva, il signe des commentaires d’Upanishads, du Brahma-sutra et de la Bhagavad-gita, et il fonde l’école de l’advaita-vedanta, qui prône le monisme intégral, soit la non-dualité de l’âme individuelle et de l’Absolu. Le fameux «Tout est Un» repris par nombre de gourous jusqu’à nos jours.
C’est donc par les voies d’une forme d’impersonnalisme compatible avec la doctrine bouddhiste que s’amorce la remise à l’honneur de la pensée philosophique d’inspiration védique. L’ère n’est plus aux sacrifices, non plus qu’aux fastueux rites cérémoniels. On revient aux Védas par la base, soit par la connaissance du Brahman, l’aspect diffus et omniprésent de la Vérité absolue.
Temple de Jyeshteswara, Srinagar, Jammu-et-Cachemire, Inde.
Le temple d’origine, dédié à Shiva, a été construit au 2e siècle avant notre ère par Jalauka, fils de l’illustre empereur Ashoka. Visité par Shankaracharya, ce temple fut plus tard renommé en son honneur.
Photo prise en 1868 par John Burke.
Un personnaliste dans l’âme
Shankaracharya (le mot «acharya» apposé à son nom signifie «maître») sait toutefois très bien que l’Absolu ne se limite pas au Brahman impersonnel. Il est encore trop tôt pour revaloriser ouvertement toutes les nuances et subtilités de la philosophie védique prise dans son ensemble, mais le maître n’en a pas moins parfaitement connaissance. Il a d’ailleurs, au cours de sa vie, écrit plusieurs poèmes et prières à la gloire du divin Krishna, qui représente l’Absolu dans sa forme personnelle. En voici un exemple, tiré de son Shri Krishnashtaka :
«J’adore Shri Krishna, l’Être suprême, le Non-né et le Phare du monde, dont l’essence est toute d’éternité, de connaissance et de félicité.»
Et sur son lit de mort, en guise d’instruction finale à ses disciples, il compose une chanson en sanskrit rapidement devenue virale et encore très connue de nos jours dans les milieux sensibles à la culture védique:
bhaja govindam bhaja govindam
bhaja govindam mudha mate
prapte sannihite khalu marane
nahi nahi raksati dukrin karane
«Adorez Govinda [un autre nom du Bienheureux]! Adorez Govinda! Adorez Govinda!
Vos ineptes jongleries grammaticales pour interpréter les Védas à votre guise ne vous seront d’aucun secours à l’heure de la mort.»
De plus en plus de gens renouent par la suite avec les textes védiques, et le temps est bientôt mûr pour un élargissement des bases philosophiques mises en place par Shankara. D’autant que plusieurs esprits aiguisés en sont venus à percer les failles des vues strictement monistes du réformateur.
Étape par étape
Deux grands maîtres entreprendront tour à tour de raffiner l’entendement de la nature de l’univers, des âmes individuelles et de la Vérité absolue mis de l’avant par l’illustre Shankara. Le premier au 11e siècle, et le second au 13e siècle – les idées ont besoin de temps pour faire leur chemin!
Ramanuja (1017-1137)
Dans un premier temps, Ramanuja fit le pont avec la philosophie purement moniste de Shankara, fondée sur un non-dualisme indifférencié (kevala-advaita), en précisant que le Divin, l’énergie matérielle et les âmes individuelles forment ensemble la Vérité absolue – et font donc Un en ce sens –, mais n’en demeurent pas moins distincts les uns des autres.
Il prôna ainsi ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie du non-dualisme qualifié (vishishta-advaita), ajoutant qu’à travers l’unité qui les relie sur le plan absolu, les âmes infinitésimales sont tout naturellement subordonnées, ou inférieures à l’Âme suprême, infinie, tout comme le sont les énergies qui émanent de celle-ci. Ce faisant, Ramanujacharya remit de l’avant un principe métaphysique avéré de longue date par les Puranas et les Upanishads: le divin Bhagavan – le Brahman suprême – est supérieur au Brahman impersonnel.
Madhva (1238-1317)
Dans un second temps, Madhvacharya ajouta une pierre angulaire à l’édifice en tournant définitivement la page sur toutes les conceptions plus ou moins monolithiques de l’Absolu. Autrement dit, sur toute forme de monisme intégral ou qualifié.
Place au dualisme pur, ou explicite (shuddha-dvaita), qui insiste sur le caractère éternellement distinct de l’Être suprême et des âmes individuelles, l’univers matériel étant lui-même distinct de l’un et de l’autre. Alors que Shankara voyait en Dieu l’agent matériel à l’origine du cosmos, Madhva s’appuie directement sur le verdict des Védas, qui établissent que le Divin transcende à jamais la matière – une manifestation de son énergie inférieure.
Et le maître d’ajouter, toujours dans la pure lignée des Védas, que les âmes individuelles sont elles-mêmes supérieures à la matière, puisqu’elles participent de l’énergie spirituelle de l’Être suprême, mais qu’elles sont néanmoins distinctes de ce dernier, et subordonnées à lui. Lui, éternellement indépendant, et elles, éternellement dépendantes de lui.
Ramanuja et Madhva – deux maîtres d’exception – ont grandement contribué à rétablir l’autorité des Védas à travers leurs enseignements et leurs commentaires éclairés des textes védiques, notamment le Védanta-sutra et la Bhagavad-gita. Mais la restauration complète de la pensée védique dans toute sa richesse et sa diversité allait devoir attendre encore deux siècles, avec l’avènement d’un ultime réformateur en la personne de Chaitanya Mahaprabhu. Une histoire à suivre, donc.
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En fin de compte, aussi importante qu’ait pu être la mission de Bouddha, l’inestimable trésor des Védas n’allait pas rester enfoui indéfiniment. Rien n’étant jamais laissé au hasard dans notre univers savamment régi par les lois qui en assurent l’équilibre, les agents nécessaires à l’excavation graduelle de ce trésor de connaissances ont tour à tour fait le nécessaire jusqu’à ce qu’il soit de nouveau exposé au grand jour dans toute sa gloire.