Les Védas avaient de longue date annoncé l’avènement de l’avatar Chaitanya. Ils avaient aussi fait état de la raison de sa venue sur terre il y a à peine quelques siècles. Il nous reste toutefois à approfondir un peu plus son action, son influence et son legs à la lumière des données fournies par ses biographes.
Voir le volet précédent.
Au 15e siècle, Navadvip était un haut lieu du savoir, et dès son jeune âge, Chaitanya a su démontrer une maîtrise exceptionnelle du sanskrit et de la rhétorique. Il a d’ailleurs tôt fait d’acquérir une solide réputation en corrigeant les failles de raisonnement et d’interprétation textuelle des plus grands philosophes et érudits de son époque. Ce qui lui valut le titre de Mahaprabhou, c’est-à-dire «Maître d’entre les maîtres».
Ramanuja (1017-1137) avait emboîté le pas au monisme absolu de Shankara (« tout est Un ») en établissant à la lumière des Védas que Dieu, les âmes individuelles et l’énergie matérielle forment ensemble la Vérité absolue – et font donc Un en ce sens –, mais n’en demeurent pas moins distincts les uns des autres.
Madhva (1238-1317) avait ensuite précisé, toujours conformément aux Védas, que les âmes individuelles sont supérieures à la matière inerte, puisqu’elles sont de nature spirituelle. Ajoutant qu’elles demeurent toutefois éternellement subordonnées au Brahman suprême.
C’est néanmoins à Chaitanya Mahaprabhou que l’on doit d’avoir réconcilié les différentes facettes de l’entendement global de la Vérité Absolue, et d’avoir ainsi restauré l’intégralité de la gnose védique, en conjuguant monisme et dualisme dans la philosophie dite de l’«inconcevable unité dans la diversité».
Autrement dit, le Brahman suprême, Bhagavan, possède d’innombrables énergies, et de même que les rayons du soleil sont indissociables de l’astre solaire, les énergies du Divin ne font qu’un avec lui. Les rayons du soleil sont toutefois différents du soleil, puisqu’ils nous éclairent et nous réchauffent sur terre alors que le soleil lui-même se trouve à des millions de kilomètres de nous. Et de même, bien que le Suprême ou le Divin soit partout présent à travers les manifestations de son énergie, il conserve son identité propre. Toutes les manifestations de son énergie matérielle et toutes les manifestations de son énergie spirituelle – dont les êtres vivants – sont donc simultanément différentes de lui (bheda) et non différentes de lui (abheda), ce qui constitue à proprement parler une vérité (tattva) inconcevable (achintya) pour un esprit conditionné par une conception matérielle de l’existence. Telle est la philosophie articulée par Chaitanya, et connue en sanskrit sous le nom d’achintya-bhedābheda-tattva.
Promoteur d’une spiritualité joyeuse et contagieuse
Cela dit, Chaitanya n’était pas que le plus grand des philosophes, le Maître d’entre les maîtres. Il lui importait certes de rétablir la connaissance primordiale des Védas, dont les siècles avaient érodé la juste compréhension sous l’influence d’intérêts économiques et politiques divergents. Mais il avait aussi pour mission d’instaurer la méthode de réalisation spirituelle la mieux adaptée à l’âge de Kali, tout en ravivant la vision védique d’une société égalitaire et inclusive au bénéfice de ses contemporains et des générations à venir.
Chaitanya n’a rien inventé. Le maha-mantra, le grand mantra des saints noms – Haré Krishna, Haré Krishna, Krishna Krishna, Haré Haré / Haré Rama, Haré Rama, Rama Rama, Haré Haré –, existait depuis toujours, tout comme la pratique du japa (récitation méditative) et du kirtana (chant en groupe). Il a simplement ramené le chant de ce mantra à l’avant-plan en l’instaurant comme la méthode par excellence pour briser les chaînes du conditionnement matériel dans l’âge de fer où nous vivons.
Bien que cette ère en soit une de discorde et de grands désordres, elle présente tout de même un grand avantage, disait Chaitanya en citant le Shrimad Bhagavatam. Il suffit en effet d’y chanter, réciter ou psalmodier le maha-mantra pour atteindre les plus hautes sphères de la réalisation spirituelle, alors que dans les âges précédents, il fallait, pour parvenir au même résultat, s’astreindre à de longues et pénibles ascèses, accomplir de fastueux sacrifices ou parfaire l’art du culte dans les temples.
Sous l’influence de Chaitanya, qu’on disait d’une beauté et d’un charisme incomparables, le chant du maha-mantra s’est répandu comme une traînée de poudre, d’autant que le Seigneur et son entourage l’entonnaient chaque jour en dansant dans les rues de la ville au son des tambours et des cymbales.
Les brahmanas de caste commencèrent alors à craindre de perdre leur hégémonie. Les dirigeants musulmans redoutaient quant à eux d’être renversés par une population locale de plus en plus unie en esprit. Ils conçurent donc ensemble de mettre un terme à ce regain de spiritualité vivante d’inspiration purement védique en interdisant le chant du mantra Haré Krishna aussi bien en privé qu’en public.
Instigateur d’une importante révolution sociale
Répondant aux craintes de la population de se voir à nouveau bafouée dans ses droits et libertés, Chaitanya organisa alors un vaste mouvement de désobéissance civile – quatre siècles avant l’initiative de Gandhi pour renverser le régime britannique – en défilant dans les rues de Navadvip avec des milliers de ses concitoyens au son du maha-mantra, des tambours et des cymbales. Le cortège se rendit ainsi en procession jusqu’au palais du cadi Maulana Chand Shaheb, le haut magistrat musulman de la ville au service du sultan Husain Shah, dont les soldats se trouvèrent complètement submergés et impuissants à intervenir de quelque façon que ce soit.
Chaitanya affronta le cadi et défia ouvertement son ordre. Il ne manifesta aucune animosité ni aucune agressivité envers lui, mais le raisonna plutôt calmement et en toute logique en discutant longuement avec cet éminent érudit du Coran.
«Nous sommes tous des enfants d’un seul et même Dieu, lui dit-il. Nul ne devrait être objet de discrimination du fait de sa classe sociale, de son genre, de sa couleur ou de sa religion. Et tous, sans exception, peuvent avantageusement adopter la simple et joyeuse pratique du chant du puissant mantra Haré Krishna pour parfaire leur existence. Haré invoque l’énergie d’amour et de félicité de Dieu, et Krishna le qualifie simplement d’infiniment fascinant.»
Chaitanya ajouta, à l’intention aussi bien des brahmanas de caste que du docte magistrat, que les divisions naturelles de la société dont traitent les Védas ne reposent nullement sur l’hérédité, et encore moins sur une quelconque forme d’autoproclamation, mais bien plutôt sur les qualités et aptitudes de chacun.
Le cadi se montra sensible aux arguments de Chaitanya et en fut même profondément transformé. Si bien qu’il leva son décret sur-le-champ et interdit à tous ses descendants de faire obstacle au mouvement de sankirtana (chant collectif et public) inauguré par Chaitanya Mahaprabhou au bénéfice de tous, hommes et femmes, riches et pauvres, croyants et non-croyants de tous horizons. Mouvement qui, comme l’avait prédit l’avatar doré, s’est aujourd’hui répandu partout à travers le monde à travers une longue lignée de grands maîtres, dont le plus digne et glorieux représentant des temps modernes reste sans contredit A. C. Bhaktivedanta Swami Prabhupada.
• • •
Ceux et celles qui désirent en savoir plus sur la vie et les enseignements de Chaitanya Mahaprabhou seront heureux d’apprendre que ses deux biographies originales en bengali ont été traduites, la première en anglais et en français, le seconde en anglais seulement.
La première, due à Krishnadas Kaviraj Gosvami, s’intitule Shri Chaitanya-charitamrita, et la seconde, sous la plume de Vrindavan Das Thakour, a pour titre Shri Chaitanya-bhagavata.
Il s’agit dans les deux cas d’œuvres en plusieurs volumes. Bhaktivedanta Swami a toutefois publié un ouvrage intitulé Teachings of Lord Chaitanya (traduit en français sous le titre L’enseignement de Shri Chaitanya) qui résume l’essentiel de la vie et de la mission de l’avatar. Une lecture hautement instructive et inspirante que je ne saurais trop vous recommander.