La répétition de prières ou de formules incantatoires, généralement à l’aide d’une sorte de chapelet composé d’un nombre variable de grains ou de perles, est une pratique courante dans différentes traditions religieuses et spirituelles. La méditation mantrique qui accompagne plusieurs formes de yoga repose elle-même sur cette pratique. D’aucuns n’y voient qu’un exercice monotone et lassant, mais s’il est vrai que certains peuvent s’y adonner de façon purement mécanique et routinière, il est aussi vrai qu’il recèle un pouvoir insoupçonné qui ne demande qu’à être libéré.
Nous nourrissons tous une multitude de désirs que nous cherchons à satisfaire par divers moyens avec plus ou moins de succès. Il en résulte un état d’esprit qui conditionne nos attitudes et nos comportements. Et ce conditionnement nous affuble de multiples couches de barrières psychologiques. Par exemple, celle de l’agitation qui nous fait sentir trop occupé pour avoir le temps d’accorder l’attention requise aux gens qui nous entourent. Celle des préjugés qui nous font voir autrui en fonction de son genre, de sa race ou de sa religion. Celle du manque de confiance en soi qui fait craindre d’être rejeté ou embarrassé. Ou encore celle de la méfiance qui incite à s’isoler pour ne pas risquer d’être blessé ou agressé.
Quelles que soient la complexité et l’épaisseur des couches de barrières qui entravent nos efforts pour nous réaliser pleinement et goûter en toute conscience le bonheur inhérent aux âmes que nous sommes, il ne tient qu’à nous de les percer et de les éliminer. Or il s’agit là du travail d’une vie, et à moins de s’en faire une priorité, on ne peut que traîner encore longtemps les plus résistantes de ces entraves à la réalisation de nos désirs les plus profonds et à une liberté sans bornes.
L’idée de s’affranchir des désirs matériels à l’origine des barrières psychologiques qui nous conditionnent peut être intimidante. Mais nous devons bien comprendre que c’est précisément ce conditionnement qui mine nos relations interpersonnelles, qui obscurcit notre jugement, qui fausse nos objectifs et qui nous occasionne une foule de problèmes que nous avons le pouvoir d’éviter ou de régler.
La notion de sadhana
De plus en plus de gens prennent conscience de cette réalité et s’emploient activement à s’affranchir de leur conditionnement. Une perception bourgeonnante de leur spiritualité inhérente les pousse à sortir des sentiers battus et à adopter des pratiques propres à les élever au-dessus de la mêlée. À aiguiser leur vision au-delà des apparences. À parfaire leur entendement des mécanismes qui les emprisonnent dans l’ordinaire alors qu’ils aspirent tout naturellement à l’extraordinaire.
De telles pratiques sont d’ordre spirituel et destinées à faire partie du quotidien, de sorte à dénouer peu à peu l’enchevêtrement des couches d’entraves qui recouvrent l’âme. De sorte à remplacer graduellement de vaines poursuites par des entreprises plus porteuses. De sorte à nourrir jour après jour la vision et l’avènement d’une réalité libre de tout conditionnement contre nature. Car il s’agit bel et bien du travail d’une vie, et plus tôt on s’y met, plus tôt on en récolte les fruits.
De telles pratiques portent le nom de sadhana en sanskrit, ce mot voulant dire tout à la fois «épanouissement», «accomplissement» et «qui mène droit au but». Bien que leur caractère quotidien en fasse une discipline, cette discipline n’a rien de contraignant. Elle est au contraire joyeuse, apaisante et inspirante.
En quoi consiste plus précisément la sadhana? Elle consiste essentiellement à engager nos sens et notre mental dans des activités en harmonie avec notre nature spirituelle. Il peut notamment s’agir de lire ou d’écouter les enseignements de grands maîtres et de textes révélés, ou encore des récits à la gloire de l’Absolu. Il peut aussi s’agir de pratiquer le yoga conformément aux codes axés sur l’éveil spirituel. Sans oublier une des formes de sadhana les plus répandues et les plus accessibles, qui consiste à chanter, réciter ou psalmodier des mantras, plus particulièrement celui que les Védas recommandent pour l’époque lourdement troublée à laquelle nous vivons:
Haré Krishna, Haré Krishna
Krishna Krishna, Haré Haré
Haré Râma, Haré Râma
Râma Râma, Haré Haré
Les mantras comme celui-ci renferment un grand pouvoir spirituel et contribuent directement à nous «mener droit au but» en fournissant à l’âme l’occasion de vivre dans la joie l’expérience de la liberté et de la clarté d’esprit qui caractérisent sa nature profonde. La répétition sincère et concentrée d’un tel mantra a en outre pour effet de dissiper les couches de barrières psychologiques qui voilent la conscience de notre véritable identité. La pratique quotidienne de cette activité hors du temps et de l’espace se veut par ailleurs garante de notre épanouissement et de notre plein accomplissement.
Une perle à la fois
La modulation répétée d’un mantra porte le nom de japa, et se fait traditionnellement en égrenant un chapelet de perles en bois appelé japa-mala. Dans le cas du mantra ci-dessus, le japa-mala utilisé compte 108 perles, et les 16 noms qui composent le mantra sont récités sur chacun des grains jusqu’à ce qu’on ait fait le tour complet du chapelet, ce qui, avec la pratique, demande en moyenne de 7 à 8 minutes. On peut répéter le processus autant de fois qu’on le désire, selon le temps qu’on choisit d’y consacrer, et en un seul bloc ou en plusieurs séances au cours de la journée.
Il s’agit de s’entraîner à se concentrer sur la vibration sonore du mantra, en écartant toute pensée préoccupante ou distrayante qui ne manque pas de surgir à tout moment. Ce faisant, l’esprit se libère des multiples contraintes et exigences qui l’assaillent d’heure en heure, ce qui a pour effet d’apaiser le mental et de prendre un recul vivifiant sur le quotidien tout en s’imprégnant de l’énergie spirituelle inhérente au mantra qui rétablit spontanément le lien et la communication entre l’âme et l’Absolu.
La subtile vibration sonore du mantra agit au-delà des sens et du mental, si bien qu’elle a le pouvoir de dissiper les couches de barrières psychologiques qui nous empoisonnent inutilement la vie. La répétition a ici pour effet d’intensifier et d’accélérer le processus. Elle a aussi pour effet d’ancrer de plus en plus solidement notre perception de l’Absolu en tout être et en toute chose autour de nous. Le mantra finit par s’incruster dans le cœur et par surgir spontanément dans une foule de situations où il n’y a rien de mieux à faire que de se recentrer.
Arrêter le temps
Nous sommes conditionnés depuis si longtemps par les couches de méprises et de conceptions erronées qui voilent notre identité spirituelle que la répétition est aussi nécessaire pour briser les schèmes de pensée qui nous retiennent prisonniers de nos limites physiques et psychologiques. Tant le mantra a le pouvoir de dissiper les couches d’entraves à la pleine conscience, tant ces couches ont naturellement tendance à se reformer faute de les repousser assidûment.
Loin d’être monotone, cette forme de répétition ouvre chaque fois la porte à un univers dépourvu de futilités et riche d’une transcendance qui procure une plénitude sans égale. Le familier et l’ordinaire y cèdent le pas au merveilleux, inexplicable et inconcevable, qui émane de l’absorption totale dans l’instant présent. Nos désirs inassouvis, nos regrets et nos lamentations ne cessent de nous écarter du présent alors qu’une sadhana assidue nous y ramène inexorablement.
Qu’il s’agisse de méditation mantrique ou de quelque autre forme de sadhana axée sur l’éveil à la dimension spirituelle de l’existence, la répétition sentie parvient à créer une oasis de sanité au sein d’un monde trop souvent insensé. On découvre alors l’apaisement que procure une concentration de plus en plus soutenue et focalisée à travers les pensées divergentes qui se livrent constamment bataille dans un mental débridé. Et le goût qu’on finit par prendre à cet état de grâce fait en sorte qu’on n’y voit plus une répétition, mais un appel renouvelé à renouer avec soi-même et avec le Suprême.
Telle est la valeur et l’importance, en spiritualité, de remettre cent fois sur le métier son ouvrage.