Dans son enseignement à Arjuna, Krishna met en lumière six valeurs universelles applicables dans la vie de tous les jours qui contribuent à forger le jugement, qui guident la prise de sages décisions, et qui peuvent même inspirer les autres à devenir de meilleures versions d’eux-mêmes. Ces valeurs ont été reprises dans différentes traditions au fil des âges, et j’aimerais ici les explorer en parallèle avec des principes issus de la Chine ancestrale.

Sans doute savez-vous déjà que la spiritualité n’a pas de frontières. Il est néanmoins fascinant d’observer le rayonnement des principes et des valeurs qui favorisent non seulement le mieux-être des individus, mais aussi le développement de hautes pensées, voire de la conscience divine.

La culture chinoise est une des plus vieilles du monde. À travers les siècles, ses philosophes ont étudié la pensée des cultures antérieures à la leur, les événements marquants de leur propre histoire, l’ascension et la chute des dynasties, de même qu’une foule de phénomènes naturels. Ainsi ont-ils pu dégager des causes immuables de succès et d’échec, de progrès et de décadence, ou d’épanouissement et de dégradation.

Ils en ont tiré des préceptes de sagesse populaire qui, dans une société foncièrement séculière, représentent sans doute la plus haute forme de bien-être social. Reste que même les principes les plus simples nous font grandir lorsqu’ils sont intégrés et sincèrement appliqués, à plus forte raison lorsqu’ils le sont conjointement à d’autres règles de vie tout aussi édifiantes. Il m’a donc paru intéressant de souligner que les valeurs fondamentales prônées par Krishna dans la Bhagavad-gita trouvent écho dans des enseignements prodigués en Chine depuis des siècles.

Voir les choses d’un œil égal (sama-darśana)

Trois versets de la Bhagavad-gita font plus précisément référence à cette égalité d’esprit face aux êtres et aux choses:

«Le sage voit d’un œil égal le brāhmaṇa noble et érudit, la vache, l’éléphant, le chien et le mangeur de chien.»
Bhagavad-gita 5.18

«Une personne accomplie voit d’un œil égal la joie et la peine, la chaleur et le froid, la gloire et l’opprobre.»
Bhagavad-gita 6.7

«L’âme réalisée voit d’un œil égal l’or, la pierre et la motte de terre.»
Bhagavad-gita 6.8

Ces versets visent le respect de la vie sous toutes ses formes et l’appréciation de tous les êtres indépendamment de leur espèce, de leur genre, de leur race, de leur foi ou de leur classe sociale. La vie présente en chacun est de la même nature, spirituelle; seule la forme qu’elle revêt présente des différences matérielles, par définition temporaires, alors que l’essence de chaque être est éternelle.

Cette égalité de vision s’applique également aux objets, la pierre, l’or et la motte de terre, mais aussi le bois, l’eau et le feu étant autant de manifestations de l’énergie matérielle du Bienheureux.

Elle s’étend enfin à tous les aspects que peut prendre la dualité en ce monde, puisque toutes les formes de dualité sont par la force des choses relatives et transitoires, de sorte qu’il n’y a lieu ni de s’en affliger ni de s’en réjouir outre mesure pour qui raisonne sainement.

Cette égalité de vision, gage de sagesse et de sérénité, trouve écho en Chine dans l’expression yi shi tong ren, attribuée à Han Yu (768-824 EC), un auteur de premier plan attaché à la dynastie Tang qui prônait l’altruisme confucéen. Dans un texte intitulé Yuan ren, il explique que le monde est divisé en trois parties: le ciel, la terre et les humains.

Le ciel se trouve au-dessus, la terre se trouve en dessous, et les humains se trouvent au milieu. Le ciel est maître du soleil, de la lune et des étoiles. La terre est maîtresse des plantes, des arbres, des montagnes et des rivières. Les humains civilisés sont quant à eux maîtres des barbares, des animaux, des poissons et des oiseaux. Or, qui fait preuve de sagesse sait voir tous les êtres d’un œil égal et les traiter avec bienveillance, sans distinction d’espèce, de race, de genre ou de rang.

Savoir faire les bons choix (icchā)

Autrement dit, «savoir désirer les bonnes choses», puisque le mot icchā, en sanskrit, signifie littéralement «désir», et que nos choix découlent de nos désirs. Tout au long de son entretien avec Krishna, Arjuna a maintes fois l’occasion de lui exprimer ce qu’il désire.

Son tout premier choix consiste à lui demander de dissiper son désarroi face à la guerre qui s’annonce. Souhaitant d’abord se soustraire à son devoir et vivre en mendiant, il finit par s’en remettre au Seigneur et lui demande de l’éclairer pas à pas sur la voie du dépassement de soi.

Krishna, en retour, répond franchement, ouvertement et affectueusement à ses questions, sans chercher à lui imposer une avenue plutôt qu’une autre. Et après lui avoir donné son avis, il dit à son ami et disciple: «Maintenant, agis comme bon te semble.»

Comme Arjuna, il appartient à chacun d’avoir la sagesse d’user de son libre arbitre pour faire les meilleurs choix possibles en toutes circonstances.

L’histoire de la Chine nous offre un parallèle en la personne de Zhuge Liang (181-234 EC), un homme aux multiples talents qui avait toutefois décidé de vivre en ermite plutôt que de relever les défis de la vie en société. À cette époque, au début de la période des Trois Royaumes, un puissant seigneur du Shu-Han, Liu Bei, eut vent de ce que Zhuge Liang pourrait grandement l’aider à établir et à gérer son royaume dans l’extrême sud-ouest du pays.

Il décida donc d’aller lui rendre visite dans son ermitage, une fois, puis deux fois, mais l’homme n’y était jamais. Ce n’est qu’à sa troisième tentative qu’il put enfin rencontrer Zhuge Liang. Touché par sa sincérité, son bon jugement et sa persévérance, ce dernier accepta de quitter sa vie d’ermite pour assister Liu Bei dans sa mission et s’en trouva lui-même hautement grandi.

Il a par la suite expliqué son choix dans un texte intitulé Qian chu shi biao:

«Je vivais retiré et gagnais ma pitance en labourant les champs de Nanyang, loin des ambitions des hommes avides de pouvoir. Mais le seigneur Liu Bei a fait fi de mon humble condition, et il a tenté de me rencontrer à trois reprises pour que je le conseille sur la juste façon de gouverner son royaume. Je lui en ai été grandement reconnaissant, et je lui ai promis de me vouer à son service.»



Savoir pratiquer la non-violence (ahiṁsā)

«La non-violence est au nombre des qualités sublimes des êtres vertueux dotés d’une nature divine.»
Bhagavad-gita 16.1-3

La non-violence consiste essentiellement à ne rien faire qui puisse infliger d’inutiles souffrances à autrui ou entraver l’évolution d’un être, quel qu’il soit. Bien que la violence soit parfois nécessaire pour éradiquer un mal, que ce soit sous le bistouri d’un chirurgien, la férule d’un juge ou le commandement d’un chef d’armée chargé de protéger une nation, la sagesse la plus élémentaire veut qu’on s’abstienne de commettre des actes cruels, de proférer des paroles blessantes, de dissimuler la vérité, d’avoir des comportements susceptibles de perturber ses semblables, ou encore de se faire violence à soi-même, que ce soit physiquement ou en omettant de faire ce que l’on sait devoir faire.

La Bhagavad-gita résume la question en disant que nous devons en tout rechercher le bien de l’univers et celui de tous les êtres.

La culture chinoise abonde dans le même sens. Lao Tseu (571-471 AEC) écrit dans son Dao de jing:

«La plus grande bienveillance est comme l’eau. L’eau profite à tous plutôt que de les antagoniser, et elles se tient toujours au plus bas, là où personne ne veut être.»

L’expression fu jing qing zui, tirée d’un événement historique entre deux hauts fonctionnaires de l’État de Zhao, témoigne par ailleurs de l’importance de rechercher le bien de l’univers et celui de tous les êtres. Fu jing signifie «porter des herbes épineuses», et qing zui signifie «plaider coupable». Durant la période des Royaumes combattants, Lin Xiangru a été promu à un rang plus élevé que Lian Po. Celui-ci s’en est indigné et est aussitôt devenu hostile à l’endroit de son homologue.

Lin Xiangru a toutefois choisi de se concentrer sur la sécurité et la bonne tenue de l’État, et de tolérer les hostilités répétées de Lian Po. Jusqu’au jour où Lian Po réalisa son inconduite injustifiée et se présenta devant la victime de ses attaques le dos chargé d’herbes épineuses pour avouer sa culpabilité et implorer pardon. Lin Xiangru n’éprouvant aucune rancune à son endroit, les deux anciens collègues eurent tôt fait de se réconcilier et de redevenir deux amis proches au service de l’État et de leurs concitoyens.

À suivre

6 valeurs maîtresses